TheProjectGutenbergEBookofLaChartreusedeParme,byStendhal
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Title:LaChartreusedeParme
Author:Stendhal
ReleaseDate:June29,2013[EBook#796]
Language:French
***STARTOFTHISPROJECTGUTENBERGEBOOKLACHARTREUSE
DEPARME***
ProducedbyTokuyaMatsumoto<>
LACHARTREUSEDEPARME
parStendhal
LIVREPREMIER
Giamifurdolciinvitiaempirlecarte
Iluoghiameni.
Ariost,sat.IV.
CHAPITREPREMIER
Milanen1796
Le15mai1796,legénéralBonapartefitsonentréedansMilanàlatêtedecette
jeunearméequivenaitdepasserlepontdeLodi,etd’apprendreaumonde
qu’aprèstantdesièclesCésaretAlexandreavaientunsuccesseur.Lesmiracles
debravoureetdegéniedontl’Italiefuttémoinenquelquesmoisréveillèrentun
peupleendormi;huitjoursencoreavantl’arrivéedesFrançais,lesMilanaisne
voyaienteneuxqu’unramassisdebrigands,habituésàfuirtoujoursdevantles
troupesdeSaMajestéImpérialeetRoyale:c’étaitdumoinscequeleurrépétait
troisfoislasemaineunpetitjournalgrandcommelamain,imprimésurdu
papiersale.
AuMoyenAge,lesLombardsrépublicainsavaientfaitpreuved’unebravoure
égaleàcelledesFrançais,etilsméritèrentdevoirleurvilleentièrementrasée
parlesempereursd’Allemagne.Depuisqu’ilsétaientdevenusdefidèlessujets,
leurgrandeaffaireétaitd’imprimerdessonnetssurdepetitsmouchoirsde
taffetasrosequandarrivaitlemariaged’unejeunefilleappartenantàquelque
famillenobleouriche.Deuxoutroisansaprèscettegrandeépoquedesavie,
cettejeunefilleprenaituncavalierservant:quelquefoislenomdusigisbée
choisiparlafamilledumarioccupaituneplacehonorabledanslecontratde
mariage.Ilyavaitloindecesmœursefféminéesauxémotionsprofondesque
donnal’arrivéeimprévuedel’arméefrançaise.Bientôtsurgirentdesmœurs
nouvellesetpassionnées.Unpeupletoutentiers’aperçut,le15mai1796,que
toutcequ’ilavaitrespectéjusque-làétaitsouverainementridiculeetquelquefois
odieux.Ledépartdudernierrégimentdel’Autrichemarqualachutedesidées
anciennes:exposersaviedevintàlamode;onvitquepourêtreheureuxaprès
dessièclesdesensationsaffadissantes,ilfallaitaimerlapatried’unamourréelet
chercherlesactionshéroïques.Onétaitplongédansunenuitprofondeparla
continuationdudespotismejalouxdeCharlesQuintetdePhilippeII;on
renversaleursstatues,ettoutcouplonsetrouvainondộdelumiốre.Depuis
unecinquantainedannộes,etmesurequelEncyclopộdieetVoltaireộclataient
enFrance,lesmoinescriaientaubonpeupledeMilan,quapprendrelireou
quelquechoseaumondeộtaitunepeinefortinutile,etquenpayantbien
exactementladợmesoncurộ,etluiracontantfidốlementtoussespetitspộchộs,
onộtaitpeuprốssỷrdavoirunebelleplaceauparadis.Pouracheverdộnerver
cepeupleautrefoissiterribleetsiraisonneur,lAutricheluiavaitvendubon
marchộleprivilốgedenepointfournirderecruessonarmộe.
En1796,larmộemilanaisesecomposaitdevingt-quatrefaquinshabillộsde
rouge,lesquelsgardaientlavilledeconcertavecquatremagnifiquesrộgiments
degrenadiershongrois.Lalibertộdesmursộtaitextrờme,maislapassionfort
rare;dailleurs,outreledộsagrộmentdedevoirtoutraconteraucurộ,souspeine
deruinemờmeencemonde,lebonpeupledeMilanộtaitencoresoumis
certainespetitesentravesmonarchiquesquinelaissaientpasquedờtrevexantes.
Parexemplelarchiduc,quirộsidaitMilanetgouvernaitaunomdelEmpereur,
soncousin,avaiteulidộelucrativedefairelecommercedesblộs.En
consộquence,dộfenseauxpaysansdevendreleursgrainsjusqucequeSon
Altesseeỷtremplisesmagasins.
Enmai1796,troisjoursaprốslentrộedesFranỗais,unjeunepeintreen
miniature,unpeufou,nommộGros,cộlốbredepuis,etquiộtaitvenuavec
larmộe,entendantraconteraugrandcafộdesServi(lamodealors)lesexploits
delarchiduc,quideplusộtaitộnorme,pritlalistedesglacesimprimộeen
placardsurunefeuilledevilainpapierjaune.Surlereversdelafeuilleildessina
legrosarchiduc;unsoldatfranỗaisluidonnaituncoupdebaùonnettedansle
ventre,et,aulieudesang,ilensortaitunequantitộdeblộincroyable.Lachose
nommộeplaisanterieoucaricaturenộtaitpasconnueencepaysdedespotisme
cauteleux.LedessinlaissộparGrossurlatableducafộdesServiparutun
miracledescenduduciel;ilfutgravộdanslanuit,etlelendemainonenvendit
vingtmilleexemplaires.
Lemờmejour,onaffichaitlavisdunecontributiondeguerredesixmillions,
frappộepourlesbesoinsdelarmộefranỗaise,laquelle,venantdegagnersix
bataillesetdeconquộrirvingtprovinces,manquaitseulementdesouliers,de
pantalons,dhabitsetdechapeaux.
LamassedebonheuretdeplaisirquifitirruptionenLombardieavecces
Franỗaissipauvresfuttellequelesprờtresseulsetquelquesnoblessaperỗurent
delalourdeurdecettecontributiondesixmillions,qui,bientôt,futsuiviede
beaucoupd’autres.Cessoldatsfrançaisriaientetchantaienttoutelajournée;ils
avaientmoinsdevingt-cinqans,etleurgénéralenchef,quienavaitvingt-sept,
passaitpourl’hommeleplusâgédesonarmée.Cettegaieté,cettejeunesse,cette
insouciance,répondaientd’unefaçonplaisanteauxprédicationsfuribondesdes
moinesqui,depuissixmois,annonçaientduhautdelachairesacréequeles
Françaisétaientdesmonstres,obligés,souspeinedemort,àtoutbrûleretà
couperlatêteàtoutlemonde.Aceteffet,chaquerégimentmarchaitavecla
guillotineentête.
Danslescampagnesl’onvoyaitsurlaportedeschaumièreslesoldatfrançais
occupéàbercerlepetitenfantdelamaîtressedulogis,etpresquechaquesoir
quelquetambour,jouantduviolon,improvisaitunbal.Lescontredansesse
trouvantbeaucouptropsavantesetcompliquéespourquelessoldats,qui
d’ailleursnelessavaientguère,pussentlesapprendreauxfemmesdupays,
c’étaientcelles-ciquimontraientauxjeunesFrançaislaMonférine,laSauteuse
etautresdansesitaliennes.
Lesofficiersavaientétélogés,autantquepossible,chezlesgensriches;ils
avaientbonbesoindeserefaire.Parexemple,unlieutenantnomméRoberteut
unbilletdelogementpourlepalaisdelamarquisedelDongo.Cetofficier,jeune
réquisitionnaireassezleste,possédaitpourtoutbien,enentrantdanscepalais,
unécudesixfrancsqu’ilvenaitderecevoiràPlaisance.Aprèslepassagedu
pontdeLodi,ilpritàunbelofficierautrichientuéparunbouletunmagnifique
pantalondenankintoutneuf,etjamaisvêtementnevintplusàpropos.Ses
épaulettesd’officierétaientenlaine,etledrapdesonhabitétaitcousuàla
doubluredesmanchespourquelesmorceauxtinssentensemble;maisilyavait
unecirconstanceplustriste:lessemellesdesessouliersétaientenmorceauxde
chapeauégalementprissurlechampdebataille,au-delàdupontdeLodi.Ces
semellesimproviséestenaientau-dessusdessoulierspardesficellesfort
visibles,defaçonquelorsquelemajordomedelamaisonseprésentadansla
chambredulieutenantRobertpourl’inviteràdîneravecMmelamarquise,
celui-cifutplongédansunmortelembarras.Sonvoltigeuretluipassèrentles
deuxheuresquilesséparaientdecefataldîneràtâcherderecoudreunpeu
l’habitetàteindreennoiravecdel’encrelesmalheureusesficellesdessouliers.
Enfinlemomentterriblearriva.«Delaviejenefusplusmalàmonaise,me
disaitlelieutenantRobert;cesdamespensaientquej’allaisleurfairepeur,etmoi
j’étaisplustremblantqu’elles.Jeregardaismessouliersetnesavaiscomment
marcheravecgrâce.LamarquisedelDongo,ajoutait-il,étaitalorsdanstout
l’éclatdesabeauté:vousl’avezconnueavecsesyeuxsibeauxetd’unedouceur
angéliqueetsesjolischeveuxd’unblondfoncéquidessinaientsibienl’ovalede
cettefigurecharmante.J’avaisdansmachambreuneHérodiadedeLéonardde
Vinciquisemblaitsonportrait.Dieuvoulutquejefussetellementsaisidecette
beautésurnaturellequej’enoubliaimoncostume.Depuisdeuxansjenevoyais
quedeschoseslaidesetmisérablesdanslesmontagnesdupaysdeGênes:j’osai
luiadresserquelquesmotssurmonravissement.
«Maisj’avaistropdesenspourm’arrêterlongtempsdanslegenre
complimenteur.Toutentournantmesphrases,jevoyais,dansunesalleàmanger
toutedemarbre,douzelaquaisetdesvaletsdechambrevêtusaveccequime
semblaitalorslecombledelamagnificence.Figurez-vousquecescoquins-là
avaientnonseulementdebonssouliers,maisencoredesbouclesd’argent.Je
voyaisducoindel’œiltouscesregardsstupidesfixéssurmonhabit,etpeut-être
aussisurmessouliers,cequimeperçaitlecœur.J’auraispud’unmotfairepeur
àtouscesgens;maiscommentlesmettreàleurplacesanscourirlerisque
d’effaroucherlesdames?carlamarquisepoursedonnerunpeudecourage,
commeellemel’aditcentfoisdepuis,avaitenvoyéprendreaucouventoùelle
étaitpensionnaireencetemps-là,GinadelDongo,sœurdesonmari,quifut
depuiscettecharmantecomtessePietranera:personnedanslaprospériténela
surpassaparlagaietéetl’espritaimable,commepersonnenelasurpassaparle
courageetlasérénitéd’âmedanslafortunecontraire.
«Gina,quipouvaitavoiralorstreizeans,maisquienparaissaitdix-huit,viveet
franche,commevoussavez,avaittantdepeurd’éclaterderireenprésencede
moncostume,qu’ellen’osaitpasmanger;lamarquise,aucontraire,m’accablait
depolitessescontraintes;ellevoyaitfortbiendansmesyeuxdesmouvements
d’impatience.Enunmot,jefaisaisunesottefigure,jemâchaislemépris,chose
qu’onditimpossibleàunFrançais.Enfinuneidéedescendueducielvint
m’illuminer:jememisàraconteràcesdamesmamisère,etcequenousavions
souffertdepuisdeuxansdanslesmontagnesdupaysdeGênesoùnous
retenaientdevieuxgénérauximbéciles.Là,disais-je,onnousdonnaitdes
assignatsquin’avaientpascoursdanslepays,ettroisoncesdepainparjour.Je
n’avaispasparlédeuxminutes,quelabonnemarquiseavaitleslarmesauxyeux,
etlaGinaétaitdevenuesérieuse.
«—Quoi,monsieurlelieutenant,medisaitcelle-ci,troisoncesdepain!
«—Oui,mademoiselle;maisenrevancheladistributionmanquaittroisfoisla
semaine,etcommelespaysanschezlesquelsnouslogionsétaientencoreplus
misérablesquenous,nousleurdonnionsunpeudenotrepain.
«Ensortantdetable,j’offrismonbrasàlamarquisejusqu’àlaportedusalon,
puis,revenantrapidementsurmespas,jedonnaiaudomestiquequim’avait
serviàtablecetuniqueécudesixfrancssurl’emploiduquelj’avaisfaittantde
châteauxenEspagne.
«Huitjoursaprès,continuaitRobert,quandilfutbienavéréquelesFrançaisne
guillotinaientpersonne,lemarquisdelDongorevintdesonchâteaudeGrianta,
surlelacdeCôme,oùbravementils’étaitréfugiéàl’approchedel’armée,
abandonnantauxhasardsdelaguerresajeunefemmesibelleetsasœur.La
hainequecemarquisavaitpournousétaitégaleàsapeur,c’est-à-dire
incommensurable:sagrossefigurepâleetdévoteétaitamusanteàvoirquandil
mefaisaitdespolitesses.LelendemaindesonretouràMilan,jereçustrois
aunesdedrapetdeuxcentsfrancssurlacontributiondessixmillions:jeme
remplumai,etdevinslechevalierdecesdames,carlesbalscommencèrent.
L’histoiredulieutenantRobertfutàpeuprèscelledetouslesFrançais;aulieu
desemoquerdelamisèredecesbravessoldats,oneneutpitié,etonlesaima.
Cetteépoquedebonheurimprévuetd’ivresseneduraquedeuxpetitesannées;
lafolieavaitétésiexcessiveetsigénérale,qu’ilmeseraitimpossibled’en
donneruneidée,sicen’estparcetteréflexionhistoriqueetprofonde:cepeuple
s’ennuyaitdepuiscentans.
Lavolupténaturelleauxpaysméridionauxavaitrégnéjadisàlacourdes
ViscontietdesSforce,cesfameuxducsdeMilan.Maisdepuisl’an1635,queles
Espagnolss’étaientemparésduMilanais,etemparésenmaîtrestaciturnes,
soupçonneux,orgueilleux,etcraignanttoujourslarévolte,lagaietés’était
enfuie.Lespeuples,prenantlesmœursdeleursmaîtres,songeaientplutôtàse
vengerdelamoindreinsulteparuncoupdepoignardqu’àjouirdumoment
présent.
Lajoiefolle,lagaieté,lavolupté,l’oublidetouslessentimentstristes,ou
seulementraisonnables,furentpoussésàuntelpoint,depuisle15mai1796,que
lesFrançaisentrèrentàMilan,jusqu’enavril1799,qu’ilsenfurentchassésàla
suitedelabatailledeCassano,quel’onapuciterdevieuxmarchands
millionnaires,devieuxusuriers,devieuxnotairesqui,pendantcetintervalle,
avaientoubliéd’êtremorosesetdegagnerdel’argent.
Toutaupluseût-ilétépossibledecompterquelquesfamillesappartenantàla
hautenoblesse,quis’étaientretiréesdansleurspalaisàlacampagne,comme
pourboudercontrel’allégressegénéraleetl’épanouissementdetouslescœurs.Il
estvéritableaussiquecesfamillesnoblesetrichesavaientétédistinguéesd’une
manièrefâcheusedanslarépartitiondescontributionsdeguerredemandéespour
l’arméefrançaise.
LemarquisdelDongo,contrariédevoirtantdegaieté,avaitétéundespremiers
àregagnersonmagnifiquechâteaudeGrianta,au-delàdeCôme,oùlesdames
menèrentlelieutenantRobert.Cechâteau,situédansunepositionpeut-être
uniqueaumonde,surunplateaudecentcinquantepiedsau-dessusdecelac
sublimedontildomineunegrandepartie,avaitétéuneplaceforte.Lafamille
delDongolefitconstruireauquinzièmesiècle,commeletémoignaientdetoutes
partslesmarbreschargésdesesarmes;onyvoyaitencoredesponts-levisetdes
fossésprofonds,àlavéritéprivésd’eau;maisaveccesmursdequatre-vingts
piedsdehautetdesixpiedsd’épaisseur,cechâteauétaitàl’abrid’uncoupde
main;etc’estpourcelaqu’ilétaitcherausoupçonneuxmarquis.Entouréde
vingt-cinqoutrentedomestiquesqu’ilsupposaitdévoués,apparemmentparce
qu’ilneleurparlaitjamaisquel’injureàlabouche,ilétaitmoinstourmentépar
lapeurqu’àMilan.
Cettepeurn’étaitpastoutàfaitgratuite:ilcorrespondaitfortactivementavecun
espionplacéparl’AutrichesurlafrontièresuisseàtroislieuesdeGrianta,pour
faireévaderlesprisonniersfaitssurlechampdebataille,cequiauraitpuêtre
prisausérieuxparlesgénérauxfrançais.
LemarquisavaitlaissésajeunefemmeàMilan:elleydirigeaitlesaffairesdela
famille,elleétaitchargéedefairefaceauxcontributionsimposéesàlacasadel
Dongo,commeonditdanslepays;ellecherchaitàlesfairediminuer,cequi
l’obligeaitàvoirceuxdesnoblesquiavaientacceptédesfonctionspubliques,et
mêmequelquesnonnoblesfortinfluents.Ilsurvintungrandévénementdans
cettefamille.LemarquisavaitarrangélemariagedesajeunesœurGinaavecun
personnagefortricheetdelaplushautenaissance;maisilportaitdelapoudre:à
cetitre,Ginalerecevaitavecdeséclatsderire,etbientôtellefitlafolie
d’épouserlecomtePietranera.C’étaitàlavéritéunfortbongentilhomme,très
bienfaitdesapersonne,maisruinédepèreenfils,et,pourcomblededisgrâce,
partisanfougueuxdesidéesnouvelles.Pietraneraétaitsous-lieutenantdansla
légionitalienne,surcroîtdedésespoirpourlemarquis.
Aprèscesdeuxannéesdefolieetdebonheur,leDirectoiredeParis,sedonnant
desairsdesouverainbienétabli,montraunehainemortellepourtoutcequi
n’étaitpasmédiocre.Lesgénérauxineptesqu’ildonnaàl’arméed’Italie
perdirentunesuitedebataillesdanscesmêmesplainesdeVérone,témoinsdeux
ansauparavantdesprodigesd’ArcoleetdeLonato.LesAutrichiensse
rapprochèrentdeMilan;lelieutenantRobert,devenuchefdebataillonetblesséà
labatailledeCassano,vintlogerpourladernièrefoischezsonamielamarquise
delDongo.Lesadieuxfurenttristes;RobertpartitaveclecomtePietraneraqui
suivaitlesFrançaisdansleurretraitesurNovi.Lajeunecomtesse,àlaquelleson
frèrerefusadepayersalégitime,suivitl’arméemontéesurunecharrette.
Alorscommençacetteépoquederéactionetderetourauxidéesanciennes,que
lesMilanaisappellent«itredicimesi»(lestreizemois),parcequ’eneffetleur
bonheurvoulutqueceretouràlasottisenedurâtquetreizemois,jusqu’à
Marengo.Toutcequiétaitvieux,dévot,morose,reparutàlatêtedesaffaires,et
repritladirectiondelasociété:bientôtlesgensrestésfidèlesauxbonnes
doctrinespublièrentdanslesvillagesqueNapoléonavaitétépenduparles
MameluksenEgypte,commeilleméritaitàtantdetitres.
Parmiceshommesquiétaientallésbouderdansleursterresetquirevenaient
altérésdevengeance,lemarquisdelDongosedistinguaitparsafureur;son
exagérationleportanaturellementàlatêteduparti.Cesmessieurs,forthonnêtes
gensquandilsn’avaientpaspeur,maisquitremblaienttoujours,parvinrentà
circonvenirlegénéralautrichien:assezbonhomme,ilselaissapersuaderquela
sévéritéétaitdelahautepolitique,etfitarrêtercentcinquantepatriotes:c’était
bienalorscequ’ilyavaitdemieuxenItalie.
BientôtonlesdéportaauxbouchesdeCattaro,etjetésdansdesgrottes
souterraines,l’humiditéetsurtoutlemanquedepainfirentbonneetprompte
justicedetouscescoquins.
LemarquisdelDongoeutunegrandeplace,et,commeiljoignaituneavarice
sordideàunefouled’autresbellesqualités,ilsevantapubliquementdenepas
envoyerunécuàsasœur,lacomtessePietranera:toujoursfolled’amour,ellene
voulaitpasquittersonmari,etmouraitdefaimenFranceaveclui.Labonne
marquiseétaitdésespérée;enfinelleréussitàdéroberquelquespetitsdiamants
danssonécrin,quesonmariluireprenaittouslessoirspourl’enfermersousson
litdansunecaissedefer:lamarquiseavaitapportéhuitcentmillefrancsdedot
àsonmari,etrecevaitquatre-vingtsfrancsparmoispoursesdépenses
personnelles.PendantlestreizemoisquelesFrançaispassèrenthorsdeMilan,
cettefemmesitimidetrouvadesprétextesetnequittapaslenoir.
Nousavoueronsque,suivantl’exempledebeaucoupdegravesauteurs,nous
avonscommencél’histoiredenotrehérosuneannéeavantsanaissance.Ce
personnageessentieln’estautre,eneffet,queFabriceValserra,marchesinodel
Dongo,commeonditàMilan1.Ilvenaitjustementdesedonnerlapeinede
naîtrelorsquelesFrançaisfurentchassés,etsetrouvait,parlehasarddela
naissance,lesecondfilsdecemarquisdelDongosigrandseigneur,etdontvous
connaissezdéjàlegrosvisageblême,lesourirefauxetlahainesansbornespour
lesidéesnouvelles.Toutelafortunedelamaisonétaitsubstituéeaufilsaîné
AscaniodelDongo,ledigneportraitdesonpère.Ilavaithuitans,etFabrice
deux,lorsquetoutàcoupcegénéralBonaparte,quetouslesgensbiennés
croyaientpendudepuislongtemps,descenditdumontSaint-Bernard.Ilentra
dansMilan:cemomentestencoreuniquedansl’histoire;figurez-voustoutun
peupleamoureuxfou.Peudejoursaprès,Napoléongagnalabataillede
Marengo.Leresteestinutileàdire.L’ivressedesMilanaisfutaucomble;mais,
cettefois,elleétaitmélangéed’idéesdevengeance:onavaitapprislahaineàce
bonpeuple.Bientôtl’onvitarrivercequirestaitdespatriotesdéportésaux
bouchesdeCattaro;leurretourfutcélébréparunefêtenationale.Leursfigures
pâles,leursgrandsyeuxétonnés,leursmembresamaigris,faisaientunétrange
contrasteaveclajoiequiéclataitdetoutesparts.Leurarrivéefutlesignaldu
départpourlesfamilleslespluscompromises.LemarquisdelDongofutdes
premiersàs’enfuiràsonchâteaudeGrianta.Leschefsdesgrandesfamilles
étaientremplisdehaineetdepeur;maisleursfemmes,leursfilles,serappelaient
lesjoiesdupremierséjourdesFrançais,etregrettaientMilanetlesbalssigais,
quiaussitôtaprèsMarengos’organisèrentàlaCasaTanzi.Peudejoursaprèsla
victoire,legénéralfrançais,chargédemaintenirlatranquillitédansla
Lombardie,s’aperçutquetouslesfermiersdesnobles,quetouteslesvieilles
femmesdelacampagne,bienloindesongerencoreàcetteétonnantevictoirede
Marengoquiavaitchangélesdestinéesdel’Italie,etreconquistreizeplaces
fortesenunjour,n’avaientl’âmeoccupéequed’uneprophétiedesaintGiovita,
lepremierpatrondeBrescia.Suivantcetteparolesacrée,lesprospéritésdes
FrançaisetdeNapoléondevaientcessertreizesemainesjusteaprèsMarengo.Ce
quiexcuseunpeulemarquisdelDongoettouslesnoblesboudeursdes
campagnes,c’estqueréellementetsanscomédieilscroyaientàlaprophétie.
Touscesgens-làn’avaientpasluquatrevolumesenleurvie;ilsfaisaient
ouvertementleurspréparatifspourrentreràMilanauboutdestreizesemaines,
maisletemps,ens’écoulant,marquaitdenouveauxsuccèspourlacausedela
France.DeretouràParis,Napoléon,pardesagesdécrets,sauvaitlarévolutionà
l’intérieur,commeill’avaitsauvéeàMarengocontrelesétrangers.Alorsles
nobleslombards,réfugiésdansleurschâteaux,découvrirentqued’abordils
avaientmalcomprislaprédictiondusaintpatrondeBrescia:ilnes’agissaitpas
detreizesemaines,maisbiendetreizemois.Lestreizemoiss’écoulèrent,etla
prospéritédelaFrancesemblaits’augmentertouslesjours.
Nousglissonssurdixannéesdeprogrèsetdebonheur,de1800à1810;Fabrice
passalespremièresauchâteaudeGrianta,donnantetrecevantforcecoupsde
poingaumilieudespetitspaysansduvillage,etn’apprenantrien,pasmêmeà
lire.Plustard,onl’envoyaaucollègedesjésuitesàMilan.Lemarquissonpère
exigeaqu’onluimontrâtlelatin,nonpointd’aprèscesvieuxauteursquiparlent
toujoursdesrépubliques,maissurunmagnifiquevolumeornédeplusdecent
gravures,chef-d’œuvredesartistesduXVIIesiècle;c’étaitlagénéalogielatine
desValserra,marquisdelDongo,publiéeen1650parFabricedelDongo,
archevêquedeParme.LafortunedesValserraétantsurtoutmilitaire,les
gravuresreprésentaientforcebatailles,ettoujoursonvoyaitquelquehérosdece
nomdonnantdegrandscoupsd’épée.CelivreplaisaitfortaujeuneFabrice.Sa
mère,quil’adorait,obtenaitdetempsentempslapermissiondevenirlevoirà
Milan;maissonmarineluioffrantjamaisd’argentpourcesvoyages,c’étaitsa
belle-sœur,l’aimablecomtessePietranera,quiluienprêtait.Aprèsleretourdes
Français,lacomtesseétaitdevenuel’unedesfemmeslesplusbrillantesdela
courduprinceEugène,vice-roid’Italie.
LorsqueFabriceeutfaitsapremièrecommunion,elleobtintdumarquis,
toujoursexilévolontaire,lapermissiondelefairesortirquelquefoisdeson
collège.Elleletrouvasingulier,spirituel,fortsérieux,maisjoligarçon,etne
déparantpointtroplesalond’unefemmeàlamode;dureste,ignorantàplaisir,
etsachantàpeineécrire.Lacomtesse,quiportaitentouteschosessoncaractère
enthousiaste,promitsaprotectionauchefdel’établissement,sisonneveu
Fabricefaisaitdesprogrèsétonnants,etàlafindel’annéeavaitbeaucoupde
prix.Pourluidonnerlesmoyensdelesmériter,ellel’envoyaitcherchertousles
samedissoir,etsouventnelerendaitàsesmaîtresquelemercredioulejeudi.
Lesjésuites,quoiquetendrementchérisparleprincevice-roi,étaientrepoussés
d’Italieparlesloisduroyaume,etlesupérieurducollège,hommehabile,sentit
toutlepartiqu’ilpourraittirerdesesrelationsavecunefemmetoute-puissanteà
lacour.Iln’eutgardedeseplaindredesabsencesdeFabrice,qui,plusignorant
quejamais,àlafindel’annéeobtintcinqpremiersprix.Acettecondition,la
brillantecomtessePietranera,suiviedesonmari,généralcommandantunedes
divisionsdelagarde,etdecinqousixdesplusgrandspersonnagesdelacourdu
vice-roi,vintassisteràladistributiondesprixchezlesjésuites.Lesupérieurfut
complimentéparseschefs.
Lacomtesseconduisaitsonneveuàtoutescesfêtesbrillantesquimarquèrentle
règnetropcourtdel’aimableprinceEugène.Ellel’avaitcréédesonautorité
officierdehussards,etFabrice,âgédedouzeans,portaitcetuniforme.Unjour,
lacomtesse,enchantéedesajolietournure,demandapourluiauprinceune
placedepage,cequivoulaitdirequelafamilledelDongoseralliait.Le
lendemain,elleeutbesoindetoutsoncréditpourobtenirquelevice-roivoulût
biennepassesouvenirdecettedemande,àlaquelleriennemanquaitquele
consentementdupèredufuturpage,etceconsentementeûtétérefuséavecéclat.
Alasuitedecettefolie,quifitfrémirlemarquisboudeur,iltrouvaunprétexte
pourrappeleràGriantalejeuneFabrice.Lacomtesseméprisaitsouverainement
sonfrère;elleleregardaitcommeunsottriste,etquiseraitméchantsijamaisil
enavaitlepouvoir.MaiselleétaitfolledeFabrice,et,aprèsdixansdesilence,
elleécrivitaumarquispourréclamersonneveu:salettrefutlaisséesans
réponse.
Asonretourdanscepalaisformidable,bâtiparleplusbelliqueuxdeses
ancêtres,Fabricenesavaitrienaumondequefairel’exerciceetmonteràcheval.
SouventlecomtePietranera,aussifoudecetenfantquesafemme,lefaisait
monteràcheval,etlemenaitavecluiàlaparade.
EnarrivantauchâteaudeGrianta,Fabrice,lesyeuxencorebienrougesdes
larmesrépanduesenquittantlesbeauxsalonsdesatante,netrouvaqueles
caressespassionnéesdesamèreetdesessœurs.Lemarquisétaitenfermédans
soncabinetavecsonfilsaîné,lemarchesinoAscanio.Ilsyfabriquaientdes
lettreschiffréesquiavaientl’honneurd’êtreenvoyéesàVienne;lepèreetlefils
neparaissaientqu’auxheuresdesrepas.Lemarquisrépétaitavecaffectation
qu’ilapprenaitàsonsuccesseurnaturelàtenir,enpartiedouble,lecomptedes
produitsdechacunedesesterres.Danslefait,lemarquisétaittropjalouxdeson
pouvoirpourparlerdeceschoses-lààunfils,héritiernécessairedetoutesces
terressubstituées.Ill’employaitàchiffrerdesdépêchesdequinzeouvingtpages
quedeuxoutroisfoislasemaineilfaisaitpasserenSuisse,d’oùonles
acheminaitàVienne.Lemarquisprétendaitfaireconnaîtreàsessouverains
légitimesl’étatintérieurduroyaumed’Italiequ’ilneconnaissaitpaslui-même,
ettoutefoisseslettresavaientbeaucoupdesuccès;voicicomment.Lemarquis
faisaitcomptersurlagranderoute,parquelqueagentsûr,lenombredessoldats
detelrégimentfrançaisouitalienquichangeaitdegarnison,et,enrendant
comptedufaitàlacourdeVienne,ilavaitsoindediminuerd’ungrandquartle
nombredessoldatsprésents.Ceslettres,d’ailleursridicules,avaientlemérite
d’endémentird’autresplusvéridiques,etellesplaisaient.Aussi,peudetemps
avantl’arrivéedeFabriceauchâteau,lemarquisavait-ilreçulaplaqued’un
ordrerenommé:c’étaitlacinquièmequiornaitsonhabitdechambellan.Ala
vérité,ilavaitlechagrindenepasoserarborercethabithorsdesoncabinet;
maisilnesepermettaitjamaisdedicterunedépêchesansavoirrevêtule
costumebrodé,garnidetoussesordres.Ileûtcrumanquerderespectd’enagir
autrement.
Lamarquisefutémerveilléedesgrâcesdesonfils.Maiselleavaitconservé
l’habituded’écriredeuxoutroisfoisparanaugénéralcomted’A***;c’étaitle
nomactueldulieutenantRobert.Lamarquiseavaithorreurdementirauxgens
qu’elleaimait;elleinterrogeasonfilsetfutépouvantéedesonignorance.
«S’ilmesemblepeuinstruit,sedisait-elle,àmoiquinesaisrien,Robert,quiest
sisavant,trouveraitsonéducationabsolumentmanquée;ormaintenantilfautdu
mérite.»Uneautreparticularitéquil’étonnapresqueautant,c’estqueFabrice
avaitprisausérieuxtoutesleschosesreligieusesqu’onluiavaitenseignéeschez
lesjésuites.Quoiquefortpieuseelle-même,lefanatismedecetenfantlafit
frémir.«Silemarquisal’espritdedevinercemoyend’influence,ilvam’enlever
l’amourdemonfils.»Ellepleurabeaucoup,etsapassionpourFabrices’en
augmenta.
Laviedecechâteau,peuplédetrenteouquarantedomestiques,étaitforttriste;
aussiFabricepassait-iltoutessesjournéesàlachasseouàcourirlelacsurune
barque.Bientôtilfutétroitementliéaveclescochersetleshommesdesécuries;
tousétaientpartisansfousdesFrançaisetsemoquaientouvertementdesvalets
dechambredévots,attachésàlapersonnedumarquisouàcelledesonfilsaîné.
Legrandsujetdeplaisanteriecontrecespersonnagesgraves,c’estqu’ils
portaientdelapoudreàl’instardeleursmaîtres.
CHAPITREII
…AlorsqueVespervintembrunirnosyeux,
Toutéprisd’avenir,jecontemplelescieux,
EnquiDieunousescrit,parnotesnonobscures,
Lessortsetlesdestinsdetoutescréatures.
Carlui,dufonddescieuxregardantunhumain,
Parfoismûdepitié,luimontrelechemin;
Parlesastresducielquisontsescaractères,
Leschosesnouspréditetbonnesetcontraires;
Maisleshommes,chargésdeterreetdetrépas,
Méprisenttelécrit,etnelelisentpas.
Ronsard
Lemarquisprofessaitunehainevigoureusepourleslumières:«Cesontles
idées,disait-il,quiontperdul’Italie.»Ilnesavaittropcommentconciliercette
saintehorreurdel’instruction,avecledésirdevoirsonfilsFabriceperfectionner
l’éducationsibrillammentcommencéechezlesjésuites.Pourcourirlemoinsde
risquespossible,ilchargealebonabbéBlanès,curédeGrianta,defaire
continueràFabricesesétudesenlatin.Ileûtfalluquelecurélui-mêmesûtcette
langue;orelleétaitl’objetdesesmépris;sesconnaissancesencegenrese
bornaientàréciter,parcœur,lesprièresdesonmissel,dontilpouvaitrendreà
peuprèslesensàsesouailles.Maiscecurén’enétaitpasmoinsfortrespectéet
mêmeredoutédanslecanton;ilavaittoujoursditquecen’étaitpointentreize
semainesnimêmeentreizemois,quel’onverraits’accomplirlacélèbre
prophétiedesaintGiovita,lepatrondeBrescia.Ilajoutait,quandilparlaitàdes
amissûrs,quecenombretreizedevaitêtreinterprétéd’unefaçonquiétonnerait
biendumonde,s’ilétaitpermisdetoutdire(1813).
Lefaitestquel’abbéBlanès,personnaged’unehonnêtetéetd’unevertu
primitives,etdeplushommed’esprit,passaittouteslesnuitsauhautdeson
clocher;ilétaitfoud’astrologie.Aprèsavoirusésesjournéesàcalculerdes
conjonctionsetdespositionsd’étoiles,ilemployaitlameilleurepartdesesnuits
àlessuivredansleciel.Parsuitedesapauvreté,iln’avaitd’autreinstrument
qu’unelonguelunetteàtuyaudecarton.Onpeutjugerduméprisqu’avaitpour
l’étudedeslanguesunhommequipassaitsavieàdécouvrirl’époqueprécisede
lachutedesempiresetdesrévolutionsquichangentlafacedumonde.«Que
sais-jedeplussuruncheval,disait-ilàFabrice,depuisqu’onm’aapprisqu’en
latinils’appelleequus?»
Lespaysansredoutaientl’abbéBlanèscommeungrandmagicien:pourlui,à
l’aidedelapeurqu’inspiraientsesstationsdansleclocher,illesempêchaitde
voler.Sesconfrèreslescurésdesenvirons,fortjalouxdesoninfluence,le
détestaient;lemarquisdelDongoleméprisaittoutsimplementparcequ’il
raisonnaittroppourunhommedesibasétage.Fabricel’adorait:pourluiplaire
ilpassaitquelquefoisdessoiréesentièresàfairedesadditionsoudes
multiplicationsénormes.Puisilmontaitauclocher:c’étaitunegrandefaveuret
quel’abbéBlanèsn’avaitjamaisaccordéeàpersonne;maisilaimaitcetenfant
poursanaïveté.
—Situnedevienspashypocrite,luidisait-il,peut-êtretuserasunhomme.
Deuxoutroisfoisparan,Fabrice,intrépideetpassionnédanssesplaisirs,était
surlepointdesenoyerdanslelac.Ilétaitlechefdetouteslesgrandes
expéditionsdespetitspaysansdeGriantaetdelaCadenabia.Cesenfants
s’étaientprocuréquelquespetitesclefs,etquandlanuitétaitbiennoire,ils
essayaientd’ouvrirlescadenasdeceschaînesquiattachentlesbateauxà
quelquegrossepierreouàquelquearbrevoisindurivage.Ilfautsavoirquesur
lelacdeCômel’industriedespêcheursplacedeslignesdormantesàunegrande
distancedesbords.L’extrémitésupérieuredelacordeestattachéeàune
planchettedoubléedeliège,etunebranchedecoudriertrèsflexible,fichéesur
cetteplanchette,soutientunepetitesonnettequitintelorsquelepoisson,prisàla
ligne,donnedessecoussesàlacorde.
Legrandobjetdecesexpéditionsnocturnes,queFabricecommandaitenchef,
étaitd’allervisiterleslignesdormantes,avantquelespêcheurseussententendu
l’avertissementdonnéparlespetitesclochettes.Onchoisissaitlestemps
d’orage;et,pourcespartieshasardeuses,ons’embarquaitlematin,uneheure
avantl’aube.Enmontantdanslabarque,cesenfantscroyaientseprécipiterdans
lesplusgrandsdangers,c’étaitlàlebeaucôtédeleuraction;et,suivant
l’exempledeleurspères,ilsrécitaientdévotementunAveMaria.Or,ilarrivait
souventqu’aumomentdudépart,etàl’instantquisuivaitl’AveMaria,Fabrice
étaitfrappéd’unprésage.C’étaitlàlefruitqu’ilavaitretirédesétudes
astrologiquesdesonamil’abbéBlanès,auxprédictionsduquelilnecroyait
point.Suivantsajeuneimagination,ceprésageluiannonçaitaveccertitudele
bonoulemauvaissuccès;etcommeilavaitplusderésolutionqu’aucundeses
camarades,peuàpeutoutelatroupeprittellementl’habitudedesprésages,que
si,aumomentdes’embarquer,onapercevaitsurlacôteunprêtre,ousil’on
voyaituncorbeaus’envoleràmaingauche,onsehâtaitderemettrelecadenasà
lachaînedubateau,etchacunallaitserecoucher.Ainsil’abbéBlanèsn’avaitpas
communiquésascienceassezdifficileàFabrice;maisàsoninsu,illuiavait
inoculéuneconfianceillimitéedanslessignesquipeuventprédirel’avenir.
Lemarquissentaitqu’unaccidentarrivéàsacorrespondancechiffréepouvaitle
mettreàlamercidesasœur;aussitouslesans,àl’époquedelaSainte-Angela,
fêtedelacomtessePietranera,Fabriceobtenaitlapermissiond’allerpasserhuit
joursàMilan.Ilvivaittoutel’annéedansl’espéranceouleregretdeceshuit
jours.Encettegrandeoccasion,pouraccomplircevoyagepolitique,lemarquis
remettaitàsonfilsquatreécus,et,suivantl’usage,nedonnaitrienàsafemme,
quilemenait.Maisundescuisiniers,sixlaquaisetuncocheravecdeux
chevaux,partaientpourCôme,laveilleduvoyage,etchaquejour,àMilan,la
marquisetrouvaitunevoitureàsesordres,etundînerdedouzecouverts.
LegenredevieboudeurquemenaitlemarquisdelDongoétaitassurémentfort
peudivertissant;maisilavaitcetavantagequ’ilenrichissaitàjamaislesfamilles
quiavaientlabontédes’ylivrer.Lemarquis,quiavaitplusdedeuxcentmille
livresderente,n’endépensaitpaslequart;ilvivaitd’espérances.Pendantles
treizeannéesde1800à1813,ilcrutconstammentetfermementqueNapoléon
seraitrenverséavantsixmois.Qu’onjugedesonravissementquand,au
commencementde1813,ilappritlesdésastresdelaBérésina!LaprisedeParis
etlachutedeNapoléonfaillirentluifaireperdrelatête;ilsepermitalorsles
proposlesplusoutrageantsenverssafemmeetsasœur.Enfin,aprèsquatorze
annéesd’attente,ileutcettejoieinexprimabledevoirlestroupesautrichiennes
rentrerdansMilan.D’aprèslesordresvenusdeVienne,legénéralautrichien
reçutlemarquisdelDongoavecuneconsidérationvoisinedurespect;onsehâta
deluioffrirunedespremièresplacesdanslegouvernement,etill’accepta
commelepaiementd’unedette.Sonfilsaînéeutunelieutenancedansl’undes
plusbeauxrégimentsdelamonarchie;maislesecondnevoulutjamaisaccepter
uneplacedecadetquiluiétaitofferte.Cetriomphe,dontlemarquisjouissait
avecuneinsolencerare,neduraquequelquesmois,etfutsuivid’unrevers
humiliant.Jamaisiln’avaiteuletalentdesaffaires,etquatorzeannéespasséesà
lacampagne,entresesvalets,sonnotaireetsonmédecin,jointesàlamauvaise
humeurdelavieillessequiétaitsurvenue,enavaientfaitunhommetoutàfait
incapable.Oriln’estpaspossible,enpaysautrichien,deconserveruneplace
importantesansavoirlegenredetalentqueréclamel’administrationlenteet
compliquée,maisfortraisonnable,decettevieillemonarchie.Lesbévuesdu
marquisdelDongoscandalisaientlesemployésetmêmearrêtaientlamarchedes
affaires.Sesproposultra-monarchiquesirritaientlespopulationsqu’onvoulait
plongerdanslesommeiletl’incurie.Unbeaujour,ilappritqueSaMajestéavait
daignéacceptergracieusementladémissionqu’ildonnaitdesonemploidans
l’administration,etenmêmetempsluiconféraitlaplacedesecondgrand
majordomemajorduroyaumelombardo-vénitien.Lemarquisfutindignéde
l’injusticeatrocedontilétaitvictime;ilfitimprimerunelettreàunami,luiqui
exécraittellementlalibertédelapresse.Enfinilécrivitàl’Empereurqueses
ministresletrahissaient,etn’étaientquedesjacobins.Ceschosesfaites,ilrevint
tristementàsonchâteaudeGrianta.Ileutuneconsolation.Aprèslachutede
Napoléon,certainspersonnagespuissantsàMilanfirentassommerdanslesrues
lecomtePrina,ancienministreduroid’Italie,ethommedupremiermérite.Le
comtePietraneraexposasaviepoursauvercelleduministre,quifuttuéàcoups
deparapluie,etdontlesuppliceduracinqheures.Unprêtre,confesseurdu
marquisdelDongo,eûtpusauverPrinaenluiouvrantlagrilledel’églisedeSan
Giovanni,devantlaquelleontraînaitlemalheureuxministre,quimêmeun
instantfutabandonnédansleruisseau,aumilieudelarue;maisilrefusa
d’ouvrirsagrilleavecdérision,et,sixmoisaprès,lemarquiseutlebonheurde
luifaireobtenirunbelavancement.
IlexécraitlecomtePietranera,sonbeau-frère,lequel,n’ayantpascinquante
louisderente,osaitêtreassezcontent,s’avisaitdesemontrerfidèleàcequ’il
avaitaimétoutesavie,etavaitl’insolencedeprônercetespritdejusticesans
acceptationdepersonnes,quelemarquisappelaitunjacobinismeinfâme.Le
comteavaitrefusédeprendreduserviceenAutriche,onfitvaloircerefus,et,
quelquesmoisaprèslamortdePrina,lesmêmespersonnagesquiavaientpayé
lesassassinsobtinrentquelegénéralPietraneraseraitjetéenprison.Surquoila
comtesse,safemme,pritunpasseportetdemandadeschevauxdepostepour
alleràViennedirelavéritéàl’Empereur.LesassassinsdePrinaeurentpeur,et
l’und’eux,cousindeMmePietranera,vintluiapporteràminuit,uneheureavant
sondépartpourVienne,l’ordredemettreenlibertésonmari.Lelendemain,le
généralautrichienfitappelerlecomtePietranera,lereçutavectoutela
distinctionpossible,etl’assuraquesapensionderetraitenetarderaitpasàêtre
liquidéesurlepiedleplusavantageux.LebravegénéralBubna,hommed’esprit
etdecœur,avaitl’airtouthonteuxdel’assassinatdePrinaetdelaprisondu
comte.
Aprèscettebourrasque,conjuréeparlecaractèrefermedelacomtesse,lesdeux
épouxvécurent,tantbienquemal,aveclapensionderetraite,qui,grâceàla
recommandationdugénéralBubna,nesefitpasattendre.
Parbonheur,ilsetrouvaque,depuiscinqousixans,lacomtesseavaitbeaucoup
d’amitiépourunjeunehommefortriche,lequelétaitaussiamiintimeducomte,
etnemanquaitpasdemettreàleurdispositionleplusbelattelagedechevaux
anglaisquifûtalorsàMilan,salogeauthéâtredelaScala,etsonchâteauàla
campagne.Maislecomteavaitlaconsciencedesabravoure,sonâmeétait
généreuse,ils’emportaitfacilement,etalorssepermettaitd’étrangespropos.Un
jourqu’ilétaitàlachasseavecdesjeunesgens,l’und’eux,quiavaitservisous
d’autresdrapeauxquelui,semitàfairedesplaisanteriessurlabravouredes
soldatsdelarépubliquecisalpine;lecomteluidonnaunsoufflet,l’onsebattit
aussitôt,etlecomte,quiétaitseuldesonbord,aumilieudetouscesjeunesgens,
futtué.Onparlabeaucoupdecetteespècededuel,etlespersonnesquis’y
étaienttrouvéesprirentlepartid’allervoyagerenSuisse.
Cecourageridiculequ’onappellerésignation,lecouraged’unsotquiselaisse
prendresansmotdiren’étaitpointàl’usagedelacomtesse.Furieusedelamort
desonmari,elleauraitvouluqueLimercati,cejeunehommeriche,sonami
intime,prîtaussilafantaisiedevoyagerenSuisse,etdedonneruncoupde
carabineouunsouffletaumeurtrierducomtePietranera.
Limercatitrouvaceprojetd’unridiculeachevéetlacomtesses’aperçutquechez
elleleméprisavaittuél’amour.Elleredoublad’attentionpourLimercati;elle
voulaitréveillersonamour,etensuiteleplanterlàetlemettreaudésespoir.Pour
rendreceplandevengeanceintelligibleenFrance,jediraiqu’àMilan,paysfort
éloignédunôtre,onestencoreaudésespoirparamour.Lacomtesse,qui,dans
seshabitsdedeuil,éclipsaitdebienlointoutessesrivales,fitdescoquetteries
auxjeunesgensquitenaientlehautdupavé,etl’und’eux,lecomteN…,qui,de
touttemps,avaitditqu’iltrouvaitleméritedeLimercatiunpeulourd,unpeu
empesépourunefemmed’autantd’esprit,devintamoureuxfoudelacomtesse.
ElleécrivitàLimercati:
Voulez-vousagirunefoisenhommed’esprit?
Figurez-vousquevousnem’avezjamaisconnue.
Jesuis,avecunpeudeméprispeut-être,
votretrèshumbleservante.
G<small>INA</small>P<small>IETRANERA</small>.
Alalecturedecebillet,Limercatipartitpourundeseschâteaux;sonamour
s’exalta,ildevintfou,etparladesebrûlerlacervelle,choseinusitéedansles
paysàenfer.Dèslelendemaindesonarrivéeàlacampagne,ilavaitécritàla
comtessepourluioffrirsamainetsesdeuxcentmillelivresderente.Ellelui
renvoyasalettrenondécachetéeparlegroomducomteN…SurquoiLimercati
apassétroisansdanssesterres,revenanttouslesdeuxmoisàMilan,maissans
avoirjamaislecouraged’yrester,etennuyanttoussesamisdesonamour
passionnépourlacomtesse,etdurécitcirconstanciédesbontésquejadiselle
avaitpourlui.Danslescommencements,ilajoutaitqu’aveclecomteN…ellese
perdait,etqu’unetelleliaisonladéshonorait.
Lefaitestquelacomtessen’avaitaucunesorted’amourpourlecomteN…,et
c’estcequ’elleluidéclaraquandellefuttoutàfaitsûredudésespoirde
Limercati.Lecomte,quiavaitdel’usage,lapriadenepointdivulguerlatriste
véritédontelleluifaisaitconfidence:
—Sivousavezl’extrêmeindulgence,ajouta-t-il,decontinueràmerecevoiravec
touteslesdistinctionsextérieuresaccordéesàl’amantrégnant,jetrouveraipeutêtreuneplaceconvenable.
Aprèscettedéclarationhéroïquelacomtessenevoulutplusdeschevauxnidela
logeducomteN…Maisdepuisquinzeanselleétaitaccoutuméeàlavielaplus
élégante:elleeutàrésoudreceproblèmedifficileoupourmieuxdireimpossible:
vivreàMilanavecunepensiondequinzecentsfrancs.Ellequittasonpalais,
louadeuxchambresàuncinquièmeétage,renvoyatoussesgensetjusqu’àsa
femmedechambreremplacéeparunepauvrevieillefaisantdesménages.Ce
sacrificeétaitdanslefaitmoinshéroïqueetmoinspéniblequ’ilnenoussemble;
àMilanlapauvretén’estpasunridicule,etpartantnesemontrepasauxâmes
effrayéescommelepiredesmaux.Aprèsquelquesmoisdecettepauvreténoble,
assiégéeparleslettrescontinuellesdeLimercati,etmêmeducomteN…quilui
aussivoulaitépouser,ilarrivaquelemarquisdelDongo,ordinairementd’une
avariceexécrable,vintàpenserquesesennemispourraientbientriompherdela
misèredesasœur.Quoi!unedelDongoêtreréduiteàvivreaveclapensionque
lacourdeVienne,dontilavaittantàseplaindre,accordeauxveuvesdeses
généraux!
Illuiécrivitqu’unappartementetuntraitementdignesdesasœurl’attendaient
auchâteaudeGrianta.L’âmemobiledelacomtesseembrassaavec
enthousiasmel’idéedecenouveaugenredevie;ilyavaitvingtansqu’elle
n’avaitpashabitécechâteauvénérables’élevantmajestueusementaumilieudes
vieuxchâtaigniersplantésdutempsdesSforce.«Là,sedisait-elle,jetrouveraile
repos,et,àmonâge,n’est-cepaslebonheur?(Commeelleavaittrenteetunans
ellesecroyaitarrivéeaumomentdelaretraite.)Surcelacsublimeoùjesuis
née,m’attendenfinunevieheureuseetpaisible.»
Jenesaissiellesetrompait,maiscequ’ilyadesûrc’estquecetteâme
passionnée,quivenaitderefusersilestementl’offrededeuximmensesfortunes,
apportalebonheurauchâteaudeGrianta.Sesdeuxniècesétaientfollesdejoie.
—Tum’asrendulesbeauxjoursdelajeunesse,luidisaitlamarquiseen
l’embrassant;laveilledetonarrivée,j’avaiscentans.Lacomtessesemità
revoir,avecFabrice,tousceslieuxenchanteursvoisinsdeGrianta,etsicélébrés
parlesvoyageurs:lavillaMelzidel’autrecôtédulac,vis-à-vislechâteau,etqui
luisertdepointdevue,au-dessusleboissacrédesSfondrata,etlehardi
promontoirequiséparelesdeuxbranchesdulac,celledeCôme,sivoluptueuse,
etcellequicourtversLecco,pleinedesévérité:aspectssublimesetgracieux,
quelesiteleplusrenommédumonde,labaiedeNaples,égale,maisnesurpasse
point.C’étaitavecravissementquelacomtesseretrouvaitlessouvenirsdesa
premièrejeunesseetlescomparaitàsessensationsactuelles.«LelacdeCôme,
sedisait-elle,n’estpointenvironné,commelelacdeGenève,degrandespièces
deterrebienclosesetcultivéesselonlesmeilleuresméthodes,chosesqui
rappellentl’argentetlaspéculation.Icidetouscôtésjevoisdescollines
d’inégaleshauteurscouvertesdebouquetsd’arbresplantésparlehasard,etque
lamaindel’hommen’apointencoregâtésetforcésàrendredurevenu.Au
milieudecescollinesauxformesadmirablesetseprécipitantverslelacpardes
pentessisingulières,jepuisgardertouteslesillusionsdesdescriptionsduTasse
etdel’Arioste.Toutestnobleettendre,toutparled’amour,riennerappelleles
laideursdelacivilisation.Lesvillagessituésàmi-côtesontcachéspardegrands
arbres,etau-dessusdessommetsdesarbress’élèvel’architecturecharmantede
leursjolisclochers.Siquelquepetitchampdecinquantepasdelargevient
interrompredetempsàautrelesbouquetsdechâtaigniersetdecerisiers
sauvages,l’œilsatisfaityvoitcroîtredesplantesplusvigoureusesetplus
heureuseslàqu’ailleurs.Par-delàcescollines,dontlefaîteoffredesermitages
qu’onvoudraittoushabiter,l’œilétonnéaperçoitlespicsdesAlpes,toujours
couvertsdeneige,etleuraustéritésévèreluirappelledesmalheursdelaviece
qu’ilenfautpouraccroîtrelavoluptéprésente.L’imaginationesttouchéeparle
sonlointaindelaclochedequelquepetitvillagecachésouslesarbres:cessons
portéssurleseauxquilesadoucissentprennentuneteintededoucemélancolie
etderésignation,etsemblentdireàl’homme:Lavies’enfuit,netemontredonc
pointsidifficileenverslebonheurquiseprésente,hâte-toidejouir.»Lelangage
deceslieuxravissants,etquin’ontpointdepareilsaumonde,renditàla
comtessesoncœurdeseizeans.Elleneconcevaitpascommentelleavaitpu
passertantd’annéessansrevoirlelac.«Est-cedoncaucommencementdela
vieillesse,sedisait-elle,quelebonheurseseraitréfugié?»Elleachetaune
barquequeFabrice,lamarquiseetelleornèrentdeleursmains,caronmanquait
d’argentpourtout,aumilieudel’étatdemaisonleplussplendide;depuissa
disgrâcelemarquisdelDongoavaitredoublédefastearistocratique.Par
exemple,pourgagnerdixpasdeterrainsurlelac,prèsdelafameusealléede
platanes,àcôtédelaCadenabia,ilfaisaitconstruireunediguedontledevis
allaitàquatre-vingtmillefrancs.Al’extrémitédeladigueonvoyaits’élever,sur
lesdessinsdufameuxmarquisCagnola,unechapellebâtietoutentièreenblocs
degraniténormes,et,danslachapelle,Marchesi,lesculpteuràlamodede
Milan,luibâtissaituntombeausurlequeldesbas-reliefsnombreuxdevaient
représenterlesbellesactionsdesesancêtres.
LefrèreaînédeFabrice,lemarchesinoAscagne,voulutsemettredes
promenadesdecesdames;maissatantejetaitdel’eausursescheveuxpoudrés,
etavaittouslesjoursquelquenouvellenicheàlanceràsagravité.Enfinil
délivradel’aspectdesagrossefigureblafardelajoyeusetroupequin’osaitrire
ensaprésence.Onpensaitqu’ilétaitl’espiondumarquissonpère,etilfallait
ménagercedespotesévèreettoujoursfurieuxdepuissadémissionforcée.
AscagnejuradesevengerdeFabrice.
Ilyeutunetempêteoùl’oncourutdesdangers;quoiqu’oneûtinfinimentpeu
d’argent,onpayagénéreusementlesdeuxbatelierspourqu’ilsnedissentrienau
marquis,quidéjàtémoignaitbeaucoupd’humeurdecequ’onemmenaitsesdeux
filles.Onrencontraunesecondetempête;ellessontterriblesetimprévuessurce
beaulac:desrafalesdeventsortentàl’improvistededeuxgorgesdemontagnes
placéesdansdesdirectionsopposéesetluttentsurleseaux.Lacomtessevoulut
débarqueraumilieudel’ouraganetdescoupsdetonnerre;elleprétendaitque,
placéesurunrocherisoléaumilieudulac,etgrandcommeunepetitechambre,
elleauraitunspectaclesingulier;elleseverraitassiégéedetoutespartspardes
vaguesfurieuses,mais,ensautantdelabarque,elletombadansl’eau.Fabricese
jetaaprèsellepourlasauver,ettousdeuxfurententraînésassezloin.Sansdoute
iln’estpasbeaudesenoyer,maisl’ennui,toutétonné,étaitbanniduchâteau
féodal.Lacomtesses’étaitpassionnéepourlecaractèreprimitifetpour
l’astrologiedel’abbéBlanès.Lepeud’argentquiluirestaitaprèsl’acquisition
delabarqueavaitétéemployéàacheterunpetittélescopederencontre,et
presquetouslessoirs,avecsesniècesetFabrice,elleallaits’établirsurlaplateformed’unedestoursgothiquesduchâteau.Fabriceétaitlesavantdelatroupe,
etl’onpassaitlàplusieursheuresfortgaiement,loindesespions.
Ilfautavouerqu’ilyavaitdesjournéesoùlacomtessen’adressaitlaparoleà
personne;onlavoyaitsepromenersousleshautschâtaigniers,plongéedansde
sombresrêveries;elleavaittropd’espritpournepassentirparfoisl’ennuiqu’ily
aànepaséchangersesidées.Maislelendemainelleriaitcommelaveille:
c’étaientlesdoléancesdelamarquise,sabelle-sœur,quiproduisaientces
impressionssombressurcetteâmenaturellementsiagissante.
—Passerons-nousdonccequinousrestedejeunessedanscetristechâteau!
s’écriaitlamarquise.
Avantl’arrivéedelacomtesse,ellen’avaitpasmêmelecouraged’avoirdeces
regrets.
L’onvécutainsipendantl’hiverde1814à1815.Deuxfois,malgrésapauvreté,
lacomtessevintpasserquelquesjoursàMilan;ils’agissaitdevoirunballet
sublimedeVigano,donnéauthéâtredelaScala,etlemarquisnedéfendaitpoint
àsafemmed’accompagnersabelle-sœur.Onallaittoucherlesquartiersdela
petitepension,etc’étaitlapauvreveuvedugénéralcisalpinquiprêtaitquelques
sequinsàlarichissimemarquisedelDongo.Cespartiesétaientcharmantes;on
invitaitàdînerdevieuxamis,etl’onseconsolaitenriantdetout,commede
vraisenfants.Cettegaietéitalienne,pleinedebrioetd’imprévu,faisaitoublierla
tristessesombrequelesregardsdumarquisetdesonfilsaînérépandaientautour
d’euxàGrianta.Fabrice,àpeineâgédeseizeans,représentaitfortbienlechef
delamaison.
Le7mars1815,lesdamesétaientderetour,depuisl’avant-veille,d’uncharmant
petitvoyagedeMilan;ellessepromenaientdanslabellealléedeplatanes
récemmentprolongéesurl’extrêmeborddulac.Unebarqueparut,venantdu
côtédeCôme,etfitdessignessinguliers.Unagentdumarquissautasurla
digue:NapoléonvenaitdedébarqueraugolfedeJuan.L’Europeeutlabonhomie
d’êtresurprisedecetévénement,quinesurpritpointlemarquisdelDongo;il
écrivitàsonsouverainunelettrepleined’effusiondecœur;illuioffraitses
talentsetplusieursmillions,etluirépétaitquesesministresétaientdesjacobins
d’accordaveclesmeneursdeParis.
Le8mars,àsixheuresdumatin,lemarquis,revêtudesesinsignes,sefaisait
dicter,parsonfilsaîné,lebrouillond’unetroisièmedépêchepolitique;il
s’occupaitavecgravitéàlatranscriredesabelleécrituresoignée,surdupapier
portantenfiligranel’effigiedusouverain.Aumêmeinstant,Fabricesefaisait
annoncerchezlacomtessePietranera.
—Jepars,luidit-il,jevaisrejoindrel’Empereur,quiestaussiroid’Italie;ilavait
tantd’amitiépourtonmari!JepasseparlaSuisse.Cettenuit,àMenagio,mon
amiVasi,lemarchanddebaromètres,m’adonnésonpasseport;maintenant
donne-moiquelquesnapoléons,carjen’enaiquedeuxàmoi;maiss’illefaut,
j’iraiàpied.
Lacomtessepleuraitdejoieetd’angoisse.
—GrandDieu!pourquoifaut-ilquecetteidéetesoitvenue!s’écriait-elleen
saisissantlesmainsdeFabrice.
Elleselevaetallaprendredansl’armoireaulinge,oùelleétaitsoigneusement
cachée,unepetitebourseornéedeperles;c’étaittoutcequ’ellepossédaitau
monde.
—Prends,dit-elleàFabrice;maisaunomdeDieu!netefaispastuer.Que
restera-t-ilàtamalheureusemèreetàmoi,situnousmanques?Quantausuccès
deNapoléon,ilestimpossible,monpauvreami;nosmessieurssaurontbienle
fairepérir.N’as-tupasentendu,ilyahuitjours,àMilan,l’histoiredesvingttroisprojetsd’assassinattoussibiencombinésetauxquelsiln’échappaquepar
miracle?etalorsilétaittout-puissant.Ettuasvuquecen’estpaslavolontéde
leperdrequimanqueànosennemis;laFrancen’étaitplusriendepuisson
départ.
C’étaitavecl’accentdel’émotionlaplusvivequelacomtesseparlait
àFabricedesfuturesdestinéesdeNapoléon.
—Entepermettantd’allerlerejoindre,jeluisacrifiecequej’aidepluscherau
monde,disait-elle.LesyeuxdeFabricesemouillèrent,ilrépanditdeslarmesen
embrassantlacomtesse,maissarésolutiondepartirnefutpasuninstant
ébranlée.Ilexpliquaitaveceffusionàcetteamiesichèretouteslesraisonsquile
déterminaient,etquenousprenonslalibertédetrouverbienplaisantes.
—Hiersoir,ilétaitsixheuresmoinsseptminutes,nousnouspromenions,
commetusais,surleborddulacdansl’alléedeplatanes,au-dessousdelaCasa
Sommariva,etnousmarchionsverslesud.Là,pourlapremièrefois,j’ai
remarquéauloinlebateauquivenaitdeCôme,porteurd’unesigrandenouvelle.
Commejeregardaiscebateausanssongeràl’Empereur,etseulementenviantle
sortdeceuxquipeuventvoyager,toutàcoupj’aiétésaisid’uneémotion
profonde.Lebateauapristerre,l’agentaparlébasàmonpère,quiachangéde
couleur,etnousaprisàpartpournousannoncerlaterriblenouvelle.Jeme
tournaiverslelacsansautrebutquedecacherleslarmesdejoiedontmesyeux
étaientinondés.Toutàcoup,àunehauteurimmenseetàmadroitej’aivuun
aigle,l’oiseaudeNapoléon;ilvolaitmajestueusement,sedirigeantversla
Suisse,etparconséquentversParis.Etmoiaussi,mesuis-jeditàl’instant,je
traverserailaSuisseaveclarapiditédel’aigle,etj’iraioffriràcegrandhomme
bienpeudechose,maisenfintoutcequejepuisoffrir,lesecoursdemonfaible
bras.Ilvoulutnousdonnerunepatrieetilaimamononcle.Al’instant,quandje
voyaisencorel’aigle,paruneffetsinguliermeslarmessesonttaries;etla
preuvequecetteidéevientd’enhaut,c’estqu’aumêmemoment,sansdiscuter,
j’aiprismarésolutionetj’aivulesmoyensd’exécutercevoyage.Enunclin
d’œiltouteslestristessesqui,commetusais,empoisonnentmavie,surtoutles
dimanches,ontétécommeenlevéesparunsouffledivin.J’aivucettegrande
imagedel’ItaliesereleverdelafangeoùlesAllemandslaretiennentplongée2;
elleétendaitsesbrasmeurtrisetencoreàdemichargésdechaînesverssonroiet
sonlibérateur.Etmoi,mesuis-jedit,filsencoreinconnudecettemère
malheureuse,jepartirai,j’iraimourirouvaincreaveccethommemarquéparle
destin,etquivoulutnouslaverduméprisquenousjettentmêmelesplus
esclavesetlesplusvilsparmileshabitantsdel’Europe.
«Tusais,ajouta-t-ilàvoixbasseenserapprochantdelacomtesse,etfixantsur
ellesesyeuxd’oùjaillissaientdesflammes,tusaiscejeunemarronnierquema
mère,l’hiverdemanaissance,plantaelle-mêmeauborddelagrandefontaine
dansnotreforêt,àdeuxlieuesd’ici:avantderienfaire,j’aivoulul’allervisiter.
Leprintempsn’estpastropavancé,medisais-je:ehbien!simonarbreades
feuilles,ceseraunsignepourmoi.Moiaussijedoissortirdel’étatdetorpeuroù