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I Félix Bikai,
Assistant à l’ENSET,
Université de Douala, Cameroun.
2 François-Xavier Onana,
Assistant à l’ENSET,
Université de Douala, Cameroun
Chercheur Associé au CREGE,
Université Montesquieu, Bordeaux 4, France.
1
2
Stratégies de survie des
artisans-tailleurs de Douala
L
a libéralisation de l’activité économique en Afrique s’est traduite par une évacuation pure et simple, par l’Etat, des fonctions opérationnelles de l’économie, et non
comme un rééquilibrage de son rôle économique (Ben Hammouda, 2002). Autrement
dit, en terme de stratégie de développement économique, la libéralisation, par ailleurs
imposée par les institutions financières internationales, rétrécit la marge de manœuvre
de l’Etat sur le terrain économique, en le confinant dans le rôle d’un observateur,
relativement impuissant, face au déploiement d’un secteur privé davantage conquérant.
La levée des barrières1, à l’entrée des
marchés nationaux, a installé les
acteurs dans un contexte de compétition, malheureusement pas toujours
favorable aux nationaux. Face à cette
réalité, les entreprises nationales,
parmi les plus petites, ont pour la plupart choisi, soit d’impulser une réorganisation de leurs structures et/ou de
leurs activités, soit alors de fermer.
Dans un cas comme dans l’autre cela
1
Dans le contexte particulier du Cameroun,
la levée de barrières à l’entrée du marché
national se traduit par des aménagements du
code des investissements, l’adoption de mesures d’assouplissement au plan fiscal, la ratification du traité OHADA, qui consacre la création d’un espace juridique unique pour les Etats
membres, avec à la clé, une harmonisation du
droit des affaires, dans un espace économique
régional de plus en plus dynamique et complexe.
s’est traduit, le plus souvent, par des
pertes d’emplois importantes. Les exigences et l’instinct de survie, combinés avec l’ouverture du marché des
biens primaires et de première nécessité notamment, ont conduit des
anciens employés déflatés et d’autres
nationaux, provenant des campagnes
parfois, et candidats à un premier
emploi, à «s’investir» dans la création
de petites unités de production.
Aujourd’hui, les licenciements de personnel, l’arrivée massive de diplômés
à la recherche du premier emploi,
l’exode rural, dans un contexte de
reprise économique malheureusement
timide, sont autant de facteurs de
déséquilibre du marché du travail qui,
devant la faiblesse de la demande de
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travail institutionnelle2, ont fini par
faire, de l’auto-emploi, la réponse ultime à la montée du chômage urbain.
Les artisans (vanniers, couturiers, forgerons, pousseurs, piqueurs, fabricants de cantines, meuniers….), les
commerçants ambulants, les bayam sellam3 … représentent, dans leur statut, la
diversité des acteurs générés par la libéralisation de l’économie nationale.
Le secteur de la petite couture, qui
représente le cadre de cette étude, n’a
pas échappé aux implications de cette
libéralisation, tout du moins pour ce
qui est du volet habillement. En effet,
l’offre des produits vestimentaires est
quasiment dominée par l’entrée massive, sur le marché national, de vêtements de seconde main ou d’occasion,
appelés vulgairement «friperie», et par
ailleurs très compétitifs. Une compétitivité qui, semble-t-il, tire son essence
dans la qualité et surtout dans le prix
des produits proposés; des raisons
auxquelles on peut ajouter la baisse du
pouvoir d’achat des consommateurs,
consubstantielle à la baisse des
salaires et à la dévaluation du franc
CFA de janvier 1994. En face, il y a
des petits tailleurs artisans de diverses
nationalités, mais avec une présence
relativement importante des ressortissants de l’Afrique de l’ouest (Sénégal,
notamment), et dont l’activité consiste
en la fabrication de modèles et la
confection sur mesure de vêtements.
L’intérêt de ce travail, qui lui-même
s’inscrit dans la problématique de la
26
lutte contre la pauvreté, engagée par
le gouvernement camerounais depuis
l’année 20004, réside dans la
recherche à laquelle nous nous
sommes assignés à faire ressortir les
stratégies de développement et de
pérennisation utilisées par ces couturiers, dans un contexte qui ne leur laisse aucune chance de survie.
A priori, les artisans-tailleurs font face
à de nombreuses difficultés en termes
de financement de leurs activités :
accès au crédit bancaire, formation,
accès aux matières premières, positionnement sur le marché, précarité
statutaire vis-à-vis de l’administration
compte tenu de leur informalité, des
attitudes managériales pas toujours en
phase avec l’orthodoxie…, un ensemble de difficultés qui ne leur laisse
aucune chance devant le développement du commerce des vêtements de la
friperie. Pourtant, le développement
des activités des tailleurs artisans est
grandissant dans la ville de Douala. La
présence d’un nombre de plus en plus
important d’ateliers de couture, malgré
le contexte de compétition, au-delà de
la confirmation de la thèse qu’elle éta2
Nous appelons demande de travail institutionnelle, la demande de travail provenant de la
fonction publique et des entreprises des secteurs
privé et public officiels.
3
Les ‘bayam sellam’ désignent cette catégoris de commerçants opérant dans le secteur
informel, et dont l’activité consiste à acheter des
produits, généralement de première nécessité,
pour les revendre en l’état. C’est une déclinaison locale de to buy and to sell. Il s’agit donc
de petits commerçants du secteur informel.
4
Document stratégique de réduction de la
pauvreté, Avril 2003.
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Stratégies de survie des artisans-tailleurs de Douala
blit sur le triomphe du secteur informel
sur les entreprises modernes africaines
(privées et publiques) décadentes
(Hernandez, 1999)5, nous conduit à
nous interroger sur les causes ou les
facteurs qui justifient cette «résistance». Autrement dit, comment procèdent ces artisans-tailleurs pour maintenir leurs activités en vie, alors que les
conditions du marché leur sont défavorables ?
Des travaux consacrés à l’entreprise
informelle africaine, dans une approche globale, ont présenté les particularité de cette catégorie d’entreprises du point de vue du comportement
des principaux acteurs (les entrepreneurs); ainsi que leurs stratégies marketing, financières et comptables, notamment. L’objet de cette étude est de
mettre en évidence les facteurs-clés de
succès des artisans-tailleurs dans un
contexte de libéralisation, et de les
expliquer au-delà des modèles issus
des théories traditionnelles de l’entreprise. L’intérêt de l’étude est de mettre
en relief l’état des relations, entre deux
secteurs quasiment informels, et offrant
des produits substituables. Les artisanstailleurs, aux activités industrielles embryonnaires et les acteurs de la friperie, qui s’inscrivent au 6ème rang, en
5
Dans une étude consacrée aux aspects
financiers et comptables de l’entreprise informelle africaine, Hernandez (1997) constate
que les entreprises africaines modernes
(publiques et privées) rencontrent de grandes
difficultés alors que celles relevant du secteur
informel résistent à la crise et se multiplient,
elles constituent par ailleurs la principale source
d’emploi pour les populations locales.
termes d’importations nationales, après
les véhicules, les pièces détachées, le fer
et la fonte, le riz, les véhicules lourds
(Douanes camerounaises, 2003).
Pour arriver à cette fin, une méthodologie empirique quantitative et essentiellement descriptive, pour ce premier
travail, a été mise sur pied à travers un
questionnaire de 19 points, élaboré et
administré par les auteurs auprès de
110 tailleurs exerçant tous au marché
congo. Le choix de ce marché a été
motivé par son importance en terme
de négoce dans la ville de Douala, et
surtout parce qu’il regroupe la quasi
totalité des artisans du textile d’origines diverses opérant à Douala (Camerounais, Nigérians, Maliens, Sénégalais, Nigériens…). Le choix des tailleurs, quant à lui, s’est fait de manière
aléatoire en raison de l’incomplétude
du fichier des artisans, disponible au
niveau du service provincial du développement industriel et commercial du
littoral. L’enquête s’est déroulée sur une
période de quatre mois (avril, mai, juin
et juillet 2003). A l’aide du logiciel
SPSS, le traitement de données collectées s’est limité aux tris à plat.
Cela dit, l’article comporte deux parties : la première partie est intitulée les
caractéristiques de l’artisan-tailleur et
propose une analyse des caractéristiques de cet acteur, du point de vue
de sa formation, de ses origines et de
son comportement organisationnel. La
seconde partie, quant à elle, tente de
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formaliser les stratégies observées sur
le terrain, et qui expliquent le développement et la pérennisation de cette
activité, en dépit des contraintes de la
libéralisation et de la concurrence.
Caractéristiques de
l’artisan-tailleur
Le secteur de la petite couture se singularise par des spécificités relatives
au profil de formation et d’origine des
tailleurs, à leur comportement managérial particulier, ainsi qu’à la dimension généralement réduite de leurs unités de production.
Le profil d’origine et de
formation des acteurs
Les artisans-tailleurs interviewés sont
constitués de 71 hommes et de 39
femmes. On peut s’étonner de la relation inversement proportionnelle entre
le nombre de femmes qui achètent les
produits issus de cette activité, et le
nombre de femmes chefs d’atelier, soit
à titre de propriétaire, de dirigeante
uniquement, ou alors en qualité de
propriétaire dirigeante. La faible
représentativité des femmes dans le
métier, par rapport aux hommes, tient
beaucoup plus aux contraintes du
métier, qui exigent notamment une présence permanente du maître-tailleur.
En effet, pour les clients réels et potentiels, la disponibilité permanente du
tailleur constitue un facteur intangible
28
de confiance et d’assurance par rapport à la qualité de l’offre. C’est une
aptitude qui n’est pas toujours à la portée des femmes, en raison de leur trop
grande implication dans des activités
du ménage, et l’éducation des enfants,
notamment. A cette limite, en terme
d’incompatibilité des tâches, il faut
ajouter le poids de la tradition africaine. Il s’agit en général d’une tradition
patriarcale, qui consacre le ménage et
le champ comme le principal espace
d’expression de la femme, confinée
ainsi à l’exercice des activités champêtres.
Cela dit, les artisans-tailleurs interrogés se situent en majorité dans la
tranche d’âge 20-40 ans (74.55%) et
41-55 ans (21.82%). Un seul artisan
tailleur a moins de 20 ans. On peut
percevoir ici l’exigence de maturité
qu’impose l’exercice de ce métier, et
par conséquent, l’influence du nombre
d’années d’apprentissage (5 ans en
moyenne) sur l’âge du tailleur qui entre
en activité pour son propre compte.
Par ailleurs, le métier accueille des
individus généralement en situation
sociale précaire et forcément en quête
de survie (immigrés, déflatés, jeunes
en déperdition scolaire).
Comme l’illustre la figure 1, la profession est dominée par les nationaux
(68%), suivis des Sénégalais (20%).
Les Maliens et les Nigérians occupent
une place moins significative.
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Stratégies de survie des artisans-tailleurs de Douala
Figure 1 : Répartition des artisans-tailleurs par nationalités
nationalité des tailleurs
5%
7%
20%
68%
camerounais
sénégalais
La percée des tailleurs d’origine sénégalaise tient beaucoup plus aux prix
des vêtements proposés, mais surtout à
la qualité du style particulier de leurs
modèles, de loin le plus apprécié des
consommateurs, en majorité des femmes. On peut aussi ajouter, au rang
des facteurs de succès de la marque
sénégalaise, l’effet de la non moins
importante demande provenant de la
communauté des ressortissants de
l’Afrique de l’Ouest. La culture d’origine des ressortissants de l’Afrique de
l’Ouest les conduit nécessairement à
s’intéresser aux vêtements que confectionnent les artisans ressortissants de
leur région d’origine, et ce, dans l’esprit de l’art et de la tradition dont ils
sont imprégnés.
Par rapport à la formation des artisans, il apparaît que le certificat d’études primaires élémentaires (CEPE) est
le diplôme le plus élevé détenu par les
acteurs (75.45%), 26 tailleurs seulement ayant fait des écoles de formation post-primaires (centres de formation), du niveau secondaire technique.
nigérians
maliens
Les artisans-tailleurs sont en majorité
les premiers enfants dans leur famille
de naissance. 76 artisans (69.09%)
occupent au plus le troisième rang
dans la fratrie, au niveau de la famille
de naissance. Ici apparaissent clairement les implications des stratégies de
survie propres aux familles africaines
d’origine modeste. En effet, les conditions de vie précaires et les exigences
traditionnelles de solidarité, poussent
les premiers enfants des familles
pauvres à abandonner précocement
les études et à entrer dans la vie active
jeunes, et très souvent, en se mettant à
leur propre compte. L’objectif ici étant
de seconder les parents dans l’encadrement des cadets. A priori, Il s’agit
d’un investissement humain dans l’avenir des cadets, avec pour contrepartie
directe, le sacrifice de la formation de
l’aîné. Mais le référentiel du comportement de l’aîné, par rapport à l’exercice de son rôle d’aîné, se trouve dans
le système du potlatch, implicitement
partagé par tous, dans le strict respect
des principes de vie, qu’impose la société traditionnelle africaine.
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Les sacrifices que consent l’aîné, en
contribuant ainsi à l’encadrement de
ses cadets, sont capitalisés au bénéfice de la progéniture du premier, dans
l’encadrement de laquelle, les cadets
d’aujourd’hui, le relayeront plus tard.
artisans confirment l’horizon cognitif
restreint, ou l’image mentale étroite,
qu’on semble attribuer aux acteurs
économiques issus de milieux défavorisés et sous-scolarisés, relativement à
leurs perspectives d’avenir.
Les exigences de survie contraignent
les acteurs, issus généralement des
milieux défavorisés, à entrer dans la
vie active. Mais on ne peut pas négliger l’influence des motivations et du
contexte social et culturel (l’environnement, la formation, l’origine ethnique
ou la nationalité) de leur existence, et
qui conditionnent nécessairement leur
comportement.
Un comportement
managérial adapté
La figure 2 présente les principaux facteurs qui déterminent les acteurs dans
le choix de la profession.
40 artisans tailleurs (38%) justifient
leur présence, dans cette profession,
par l’amour qu’ils en expriment. 32
artisans (29%) quant à eux, ont été
précédés dans cette profession par
leur parents. Au total, 67% de tailleurs-
Les confections artisanales relèvent du
secteur informel. Elles échappent aux
règles de l’administration, en terme de
déclaration et de paiement des impôts,
et en matière de traitement salarial et
de couverture sociale du personnel
employé. Comme les autres opérateurs
économiques relevant du secteur informel, les artisans-tailleurs sont exclus
des circuits de financements institutionnels. La vocation des banques locales
(banques commerciales) et la faible
garantie qu’offre la surface financière
des artisans-tailleurs ne laissent, à ces
derniers, que les voies non formelles,
dans leurs éventuelles recherches de
moyens de financement.
Figure 2 : Déterminants du choix de la profession
24%
25%
héritage
recommandation
formation à l'école
30
4%
36%
11%
amour pour la profession
parent tailleur
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Stratégies de survie des artisans-tailleurs de Douala
Figure 3 : Sources de financement des tailleurs
3%
52%
banques
45%
tontine
La figure 3 présente les types de moyens
employés par ces acteurs, pour faire face
à leurs problèmes de financement, tant
au moment de la création que pendant le
déroulement
de
leur
activité.
L’épargne personnelle des tailleurs et
l’aide de la famille ou des amis, constituent des sources de financement
essentielles de leurs activités. Le financement endogène (52%) et le financement informel (45%), constituent donc
la règle dans ce secteur, et le financement bancaire institutionnel, l’exception. On rejoint ici la thèse de Lelart
(1995) sur l’incompatibilité de la mentalité des entrepreneurs informels avec
le crédit bancaire. Ce dernier étant le
plus souvent inadapté à leurs besoins.
Pour ces artisans, les deux types de
financement présentent un grand
nombre d’avantages, en termes de
coût d’accès, de coût d’usage et surtout de couverture sociale.
6
La pratique de l’intérêt apparaît dans la
tontine dès lors qu’il y a demande de crédit de
la part d’un membre, mais au bout du compte
la dimension communautaire triomphe, puisque
l’intérêt a un caractère amphibologique pour le
membre. C’est une charge au moment de l’emprunt et un produit en fin d’année, lors du partage des dépôts capitalisés à la banque.
épargne personnelle
Le coût d’accès représente le coût
induit par les formalités à remplir préalablement à l’octroi du crédit. Au
niveau de la banque institutionnelle,
ces formalités représentent globalement le montage du dossier de crédit,
avec la production de toutes les garanties requises. Dans le circuit informel,
le coût d’accès est quasiment nul. En
effet, non seulement les formalités à
remplir ici se réduisent essentiellement
à l’inscription comme membre de la
tontine; la régularité dans les versements, à l’occasion de chaque tour de
gain, suffit à construire la confiance,
qui constitue, en réalité, l’unique garantie de motivation, conduisant chaque membre à effectuer son versement
au bénéfice d’un autre membre.
Le coût d’usage quant à lui représente
le prix du service que constitue globalement le déblocage du crédit. Dans
les transactions financières formelles,
le coût d’usage s’exprime en termes de
frais financiers induits par la mobilisation des fonds; c’est l’intérêt6 et les
autres commissions attelées à l’opération. Dans le contexte informel, le coût
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d’usage est nul. Il n’y a pas d’intérêt à
payer pour les tontines simples. Pour
les tontines commerciales, la somme
cotisée par les tontiniers est mise aux
enchères et vendue nécessairement au
plus offrant. La prime d’adjudication
représente la différence entre le montant total cotisé par l’ensemble des
membres et le montant adjugé. A première vue, cette prime d’adjudication
peut être considérée comme le coût
d’usage, mais elle est reversée, dans
une logique de capitalisation, dans la
caisse de la tontine, sur un compte
ouvert généralement à la banque. Au
bout du compte et généralement en fin
d’année, cette prime est reversée aux
différents membres de la tontine7, au
prorata de leurs différentes mises
Par rapport à la couverture sociale, la
tontine, malgré ses nouvelles configurations actuelles, imposées par la
nécessité de répondre aux besoins de
plus en plus divers et complexes des
membres, tire son origine des stratégies de survie développées dans le
contexte des sociétés traditionnelles
africaines. «L’union fait la force», «une
seule main ne saurait faire un paquet»,
voilà quelques adages qui traduisent
la profondeur de la sagesse africaine,
et surtout l’importante place qu’occupe
la solidarité dans l’organisation sociale. En fait, autant il est difficile de
s’épanouir dans les affaires, en opérant hors du système communautaire
que symbolise financièrement la tontine, autant la même tontine sait consti32
tuer une réponse salutaire et efficace
pour les différents membres en situation de détresse (maladie, décès d’un
parent,…), ou bien lorsqu’ils se retrouvent au centre de certaines réjouissances (mariage, naissance, funérailles…). A ce moment, pour chaque membre, les autres tontiniers constituent, chacun, un tiroir de secours au même titre
que les autres membres de la famille
d’origine. Au total, la tontine, quelle
qu’en soit la forme, offre un cordon de
sécurité sociale à chacun de ses adhérents. Un avantage financièrement hors
de portée dans le contexte du circuit
financier officiel.
Des unités de production de
taille réduite
Les artisans-tailleurs évoluent dans un
contexte global extrêmement compétitif. Ils doivent partager la demande
des produits vestimentaires avec les
vendeurs de vêtements de seconde
main. Cette demande provient majoritairement des couches sociales à
faibles revenus, mais aussi des milieux
moyens et parfois même plus. Les produits de seconde main, la friperie, se
singularisent, nous l’avons signalé plus
haut, par une qualité exigeante, en
terme de design8 et des prix relativement bas. Des facteurs-clés de succès
qui, a priori, ne laissent pas de chance aux tailleurs. Dans la réalité, c’est
7
La mise, ici, désigne le montant offert par
chacun des tontiniers enchérisseurs.
8
La friperie provient majoritairement des
pays suivants : Belgique, Italie, France, PaysBas, USA, Allemagne…
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Stratégies de survie des artisans-tailleurs de Douala
vrai, puisque 80 artisans interrogés sur
110 (72.72%), trouvent l’origine des
difficultés qu’ils rencontrent, au double
plan opérationnel et stratégique, dans
l’entrée massive de vêtements de seconde main sur le marché camerounais.
C’est un résultat qui indique l’importance de la part de la friperie dans le marché local du vêtement “bas de gamme”,
et en même temps, il suscite des interrogations sur les capacités des artisans à
résister, dans un marché aussi compétitif. Les résultats issus de l’enquête effectuée auprès des artisans, nous invitent à
chercher l’essence de leur pérennité
dans la gestion interne des structures et
dans leurs différents positionnements.
Les confections sont de très petites
entreprises (TPE), avec 96 entreprises
(87%) ayant un effectif du personnel
inférieur ou égal à 5. Ce type de structure fait du promoteur l’homme à tout
faire. Il est ainsi impliqué tant dans des
tâches de gestion courante (tenue de
la caisse, réception des commandes
des clients, paiement des frais généraux, recrutement et gestion du personnel, etc…), que dans les réflexions
stratégiques qui ne sont, dans la pratique à court et à moyen terme, qu’une
réplication de son image mentale. Une
image généralement réduite à l’échelle
de la petite dimension fermée9. Cette
absence d’ouverture au partenariat est
un indice d’aversion pour le risque,
pourrait-on dire de façon implicite,
mais dans la réalité, c’est aussi une
caractéristique propre à un secteur, où
l’acteur et sa structure font corps. C’est
d’ailleurs pour cette raison que l’artisan-tailleur se trouve dans une logique
d’impulsion permanente, par rapport à
l’organisation entrepreneuriale qu’il
conduit. Au risque de disparaître, il
La gestion d’une entreprise est généralement influencée par l’envergure de
sa structure d’impulsion. Par rapport à
la taille, les artisans-tailleurs relèvent
tous de la très petite entreprise (TPE) ou
de la petite entreprise (PE).
La figure 4 présente les formes de
structures identifiées lors de l’enquête,
du point de vue des effectifs employés.
Figure 4 : Nombre d’employés hors apprentis
11%
2%
87%
0à5
6à9
plus de 10
9
Nous avons constaté qu’aucun artisan n’est
disposé à expérimenter l’aventure de l’entreprise sociétaire.
33
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doit repérer, saisir et rentabiliser les
opportunités. Mais uniquement la
force de l’impulsion entrepreneuriale,
et surtout les conséquences positives
attendues, en termes de valorisation
du promoteur et de la structure créée,
sont fonction des objectifs de départ
du promoteur (référent cognitif); des
objectifs qui, eux-mêmes, ne résistent
pas à l’influence de l’origine du promoteur. L’importance des capitaux
mobilisés et surtout la destination des
revenus issus de l’activité illustrent fort
bien cette logique. Pour les nationaux,
ces revenus servent essentiellement à
la survie du promoteur, celle de sa
famille et de son entreprise. La primauté de la trésorerie sur la rentabilité
(Hernandez, 2000), écarte toute possibilité d’envisager une politique d’investissement à terme et donc, le développement de l’entité. Pour les étrangers, la primauté de la trésorerie sur la
rentabilité s’explique par la nécessité
de rapatrier, dans le pays d’origine,
les revenus issus de leurs activités.
Ceci est d’autant plus possible et facile que ces tailleurs étrangers optent
généralement pour l’austérité en terme
de conditions de vie. Le pays d’accueil
est considéré comme un champ de ressources pour l’approvisionnement vital
de la famille d’origine restée au
pays10. On comprend finalement,
qu’avec des motivations aussi différentes et contradictoires, des alliances
soient difficiles à nouer entre les artisans-tailleurs.
34
L’activité des artisans-tailleurs est une
activité informelle, en raison de son
fonctionnement marginal, par rapport
à l’utilisation de techniques de gestion
modernes, disponibles et facilement
mobilisables. Ainsi, 97 tailleurs sur les
110 interrogés, déclarent tenir euxmêmes la caisse (recettes dépenses).
99 sur 110, quant à eux, ne tiennent
pas de comptabilité, tandis que 97
affirment ne pas utiliser un secrétaire.
Des pourcentages qui indiquent l’importance du désir du promoteur
d’avoir la main-mise et de garder personnellement le contrôle de son affaire. Cette stratégie d’enracinement et
de repli sur soi-même, tient aussi à la
spécificité du métier. La couture est
plus qu’une technique. Elle n’est pas
très loin de l’art lorsqu’il est question
de dessiner des modèles ou patrons, et
de ce point de vue, la valeur créée est
étroitement liée aux compétences distinctives de chaque promoteur, à son
génie créateur et inventif. Des atouts
difficiles à partager, dans un contexte
où l’essentiel des besoins des acteurs,
se situe au stade strictement physiologique, et où chacun est d’abord préoccupé à se battre quotidiennement
pour sa propre survie, celle de la famille et celle de l’entreprise; tout cela partagé par la conviction de garantir ainsi
les succès futurs.
10
C’est un comportement universellement
observé chez les émigrés originaires des pays
économiquement défavorisés. Les fonds ainsi
rapatriés servent certes à la survie de la famille
d’origine, mais aussi, ils constituent des sources
de financement importantes des projets que les
artisans-tailleurs actuels piloteront plus tard, une
fois rentrés au pays.
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Stratégies de survie des artisans-tailleurs de Douala
Les stratégies de
développement et de
pérennisation
Dans la réalité, les artisans-tailleurs ont
très peu recours aux outils de gestion
modernes pour conduire leurs affaires.
Néanmoins, sur le marché des vêtements, ces individus disposent de nombreux atouts, qu’ils font prévaloir et qui
les différencient de leurs concurrents
du point de vue des clients. Rappelons
que le marché du vêtement, notamment celui qui attire les revenus faibles
et moyens, est partagé, au Cameroun,
par les couturiers et les promoteurs de
la friperie. Nous avons signalé plus
haut que les vêtements disponibles à la
friperie proviennent généralement des
pays développés. Il s’agit de vêtements
hors saisons, d’avaries, ou tout simplement de vêtements de seconde main.
Comme produits, ces vêtements présentent des caractéristiques distinctives
telles que : la qualité (couture industrielle moderne avec finitions complètes), le prix (il y en a pour toutes les
bourses) et la disponibilité (la friperie
est vendue partout au Cameroun). Des
facteurs-clés de succès (FCS), qui expliquent l’adaptabilité, la percée de ces
produits et leur grande compétitivité
sur le marché national. En face des
artisans-tailleurs, qui proposent des
modèles ou design, et des vêtements
cousus sur mesure. Au rang des FCS
de ces derniers, on peut citer : la spécificité africaine de la couture, la cou-
ture africaine, la diversité des modèles, dont les formes collent généralement aux exigences de la culture (on
distingue facilement la couture de l’Afrique de l’Ouest de celle de l’Afrique
centrale, par exemple).
Les contingences structurelles et comportementales des artisans-tailleurs,
leur image mentale quasiment réduite
et réductionniste, relativement à leur
avenir et à celui de leurs entreprises,
constituent réellement des facteurs qui,
a priori, ne leur laissent aucune chance de survie. Mais curieusement, ils
font montre d’une résistance étonnante. Quelles stratégies utilisent ils ? La
réponse à cette question nous convie à
voir le positionnement des acteurs visà-vis de la concurrence, des fournisseurs, des clients et l’influence de la
dimension réticulaire qu’implique leur
cadre d’impulsion.
La prise en compte de
l’existence de niches à
exploiter
La concurrence des artisans-tailleurs
est constituée d’abord par l’ensemble
des artisans-tailleurs du marché,
offrant généralement les mêmes produits, mais aussi, par des opérateurs
de la friperie et accessoirement, par
des prêts-à-porter et autres magasins
modernes. Ces derniers offrent des produits vestimentaires supérieurs, ils utilisent la stratégie d’écrémage, qui cible
35
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les consommateurs de prestige constitués des classes sociales aisées. Des
consommateurs qui ne peuvent pas influencer la demande des produits généralement bas et moyens de gamme,
proposés par la friperie et les artisans,
même si souvent les produits des artisans peuvent parfois revêtir le statut de
produit de luxe, lorsque leur demande
provient de cette catégorie de consommateurs. Finalement, le marché est partagé entre les fripiers et les artisans.
Deux catégories d’acteurs relevant
tous de l’informel. Le prix étant l’une
des variables stratégiques du secteur
informel, il constitue de ce fait un levier
sur lequel s’appuie la friperie pour
dominer le marché. Il ne reste alors,
aux artisans, que la solution des niches
inaccessibles à la friperie. La niche la
plus explorée par les artisans est la
confection de vêtements africains, utilisant, pour l’essentiel, le pagne.
Le port du pagne est plus qu’un phénomène de mode en Afrique; il constitue un référent identitaire sur le plan
des représentations socioculturelles. Le
pagne est un symbole de la tradition et
de la culture, il est plus demandé par
les femmes auxquelles il restitue,
semble-t-il, la grâce et l’élégance. Pour
certains peuples, le pagne constitue un
vêtement d’apparat, une tenue de
cérémonie. Il est même indiqué pour la
confection de certaines tenues vesti-
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mentaires de circonstance (le Kaba
Ngondo, chez les Bantous, par exemple). Un nombre impressionnant de
fonctionnalités qui, associés aux prix
généralement accessibles et à l’absence quasiment totale de l’offre au niveau de la friperie, font finalement de
ce produit, le ressort existentiel de l’activité des artisans-tailleurs. Le génie
créateur des artisans-tailleurs trouve
son terrain d’expression dans le tissu
pagne. Ces acteurs proposent une
variété de produits vestimentaires qui
répondent aux exigences, ou canons
culturels, en la matière. On peut nettement identifier les ressortissants d’une
région à partir des motifs de style, de couture du pagne, ou tout simplement, par la
façon de le vêtir. Il faut surtout signaler
l’influence de la culture d’origine de
l’artisan-tailleur, sur le choix de modèles et finalement, sur les vêtements proposés. La diversité des origines des
artisans-tailleurs enrichit le marché en
variétés de pagnes, mais en même
temps, elle ravive la concurrence entre
ces acteurs.
De même, l’emprise de la tradition sur
certains évènements commémoratifs,
officiels ou non, impose naturellement le
pagne en tenue d’apparat. Evidemment
la réponse à une telle demande, totalement locale, ne peut provenir que des
artisans-tailleurs. C’est une demande
qu’ils ne partagent pas avec la friperie.
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Le positionnement vis-à-vis
des clients et fournisseurs
Les artisans-tailleurs s’approvisionnent
sur les marchés locaux et étrangers.
La figure 5 présente la répartition des
différentes sources d’approvisionnement.
La diversité des sources d’approvisionnement montre la disponibilité des tissus nécessaires à l’activité des tailleurs. En même temps, elle indique une
liberté en matière de choix du fournisseur. Ce dernier devant déployer une
grande ingéniosité pour conquérir une
clientèle extrêmement volatile et même
versatile. La versatilité de la clientèle
tient essentiellement au fait que les artisans, dans le cas d’espèce, ont la latitude de confronter, à leur avantage, une
demande diversifiée à une offre diversifiée, en termes de qualité et de prix. Tout
se déroule dans un contexte de marchandage. En tout cas le marché du
tissu, dans ce cadre informel, offre toutes
les caractéristiques de la double dimension, que revêt toute transaction effec-
tuée dans le cadre informel africain
(Hernandez, 1999) : une dimension
économique et une dimension sociale.
La dimension économique apparaît à
travers le fait que, dans l’exercice de
marchandage, autant le vendeur ne
s’éloigne pas du souci de préserver
une marge bénéficiaire, gage du
retour sur l’investissement initial, donc
de pérennisation et peut-être de développement de son entreprise, autant
l’acheteur confronte implicitement son
désir d’acquérir le bien à la contrainte
de son pouvoir d’achat. Le prix d’équilibre étant ici le prix de sauvegarde
des préoccupations des deux acteurs
(un prix légèrement ou plus élevé, mais
surtout pas inférieur au prix plancher
proposé par le vendeur). Evidemment
ce prix, résultat du marchandage, ne
peut pas correspondre au prix du marché dans le sens classique. Car il varie,
pour un même article, d’un client à un
autre; et au seuil du coût d’acquisition
de la marchandise vendue, sa détermination est une fonction inverse de la
perspicacité du client et une fonction
croissante de son poids social. Le poids
Figure 5 : Origine matières premières
36%
25%
39%
marchés de Douala
marchés reste du pays
marchés étrangers
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social désignant ici les avantages que
le vendeur attend implicitement de son
client, des avantages qu’il convient
d’aller chercher au delà du marché11.
confrontation verbale entre client et
entrepreneur, tout en prenant en compte les caractéristiques du client, de l’entrepreneur et de l’environnement».
La dimension sociale apparaît au
niveau de la relation entre le vendeur
et le client. Une relation qui dévoile la
primauté du côté socialisant du marché, en Afrique, sur sa fonction économique12. En effet, le marchandage qui
est le mode de fixation du prix dans
l’informel, se trouve largement influencé par l’affectif. C’est un aspect qui
doit être pris en compte par les chercheurs en gestion intéressés par le
contexte africain. Car jusqu’ici, seul
Ibrahima Ouattara (1993) a étudié le
marchandage et en a proposé une
définition et une modélisation. Il dit du
marchandage que «c’est l’art de fixer
le prix d’un produit à partir d’une
C’est une précision qui nous rappelle
que les stratégies que les artisanstailleurs adoptent, pour valoriser leurs
relations avec les fournisseurs, sont
identiques à celles qu’ils adoptent pour
gérer les relations avec les clients,
étant entendu que les tailleurs sont
régulièrement dans les deux situations,
selon le cas.
Les techniques les plus utilisées par les
artisans-tailleurs pour conquérir et fidéliser la clientèle sont : l’exposition et le
travail bien fait. De plus, l’illustration
de leur proximité est donnée par le fait
que la quasi-totalité de leur production
est écoulée sur place (figure 6).
Figure 6 : Répartition des clients
25%
16%
commandes sur mesure
revendeurs Douala
59%
super marché Douala
11 La position sociale privilégiée du client peut, par exemple, être une couverture pour le vendeur, par
rapport à ses éventuelles tracasseries avec l’administration
12 Apprécions l’illustration de cette réalité par l’anecdote suivante : sur le chemin qui la conduisait au
marché périodique situé à dix kilomètres de son village, une vendeuse de plantains croisa un fonctionnaire de la capitale à la recherche, justement, dudit produit. Frappé par la qualité et surtout le prix très
bas du produit, notre fonctionnaire proposa d’acheter la totalité de la marchandise sur place afin d’alléger, pensait-il, la tâche à la vendeuse. Mais il fut surpris par la réaction de cette dernière. En effet, la
vendeuse marqua son refus en acceptant de ne lui vendre qu’une partie de sa marchandise, sous le motif
que vendre ainsi la totalité de sa marchandise l’empêchait d’arriver au marché et de rencontrer les amis
et autres membres de la famille dont elle n’avait pas de nouvelles depuis quatorze jours, le marché se
déroulant un jeudi sur deux.
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La fidélisation n’est pas une variable
facile à contrôler au niveau de la friperie. Car les vêtements sont importés
en ballots et très souvent l’importateur
n’a pas la maîtrise parfaite du contenu
du ballot, tout du moins pour ce qui est
de sa qualité. La qualité est une
variable aléatoire dans ce cas. C’est
au déballage (à l’ouverture des ballots) que le fripier prend la mesure de
la qualité de ses produits. Préalablement à la vente, les produits sont
classés en premier choix, deuxième
choix et troisième choix. La détermination du prix de vente qui s’ensuit est
alors fonction de chaque niveau de
choix. Le premier choix correspondant
au niveau supérieur13.
C’est finalement dans les services qui
accompagnent l’offre (vente à tempérament, ventes personnalisées…) que
les fripiers développent leurs techniques de différenciation, et par conséquent la fidélisation de leurs clients.
Les artisans-tailleurs font de la coupe
sur mesure. Contrairement aux fripiers,
ils créent de la valeur, soit en s’inspirant des modèles (imitation) déjà disponibles, soit en créant eux-mêmes
leurs modèles. Ce qui constitue une
démarche entrepreneuriale, une
réponse à des occasions d’affaires
(Filion, 1997). Au-delà de la spécificité du produit (le vêtement cousu sur
mesure épouse généralement la culture
13
Il n’est pas rare de constater que les fripiers
approvisionnent certains prêts à porter de la
ville en vêtements classés premier choix.
africaine). La personnalisation de la
relation avec les clients, les “facilités”
souvent offertes en termes de délais de
paiement, l’accessibilité des clients à la
réalité de toutes leurs représentations et
tous leurs registres en terme de modes
et fantaisies, constituent autant d’avantages que n’offre pas la friperie.
Conclusion
La résistance et la réussite du secteur
des artisans-tailleurs dans un contexte
de libéralisation, loin de constituer une
surprise, confirment plutôt le succès
d’une démarche entrepreneuriale dans
un environnement hostile. En effet,
c’est dans l’impulsion permanente sur
fonds de changement de stratégies
commerciales d’une part, et d’adaptabilité ou de flexibilité à la nouvelle
donne, d’autre part, qu’il faut aller
chercher la capacité que démontrent
ces acteurs, à saisir et à développer
davantage d’opportunités d’affaires
sur un marché extrêmement compétitif.
Les artisans sont dans un marché qui,
sous le double effet de la pression
démographique et d’un retour aux
sources, observé au niveau du comportement vestimentaire des consommateurs, trouve difficilement de réponse dans la friperie. Une prise en compte de cette réalité par les artisans
semble effective, tout comme l’est cet
autre aspect qui n’a pas été développé
dans le cadre de ce travail : l’influence des réseaux.
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Néanmoins, il convient de signaler
que l’étude porte essentiellement sur
les artisans-tailleurs ayant réussi, les
contraintes de la concurrence ayant
conduit bon nombre de ces petits
entrepreneurs, parmi les plus faibles,
soit à fermer soit à changer d’activité.
Sur le plan paradigmatique, ce travail
relance la controverse de l’intégration,
ou non, des activités informelles africaines dans le champ de l’entrepreneuriat. En effet, dans un essai typologique, ayant pour soubassements les
motivations à la création d’entreprise,
les activités informelles relèvent naturellement de l’entrepreneuriat de survie
ou d’insertion (Saporta & Kombou,
1999), du reluctance entrepreneurship
(Moore & Brittner, 1997), des activités
qui résultent toutes d’une combinaison
de facteurs totalement push, selon la
classification de Marshesnay (1996) et
de Filion (1999). Cependant, en s’inscrivant derrière la conception de l’entrepreneuriat comme phénomène idiosyncrasique (Verstraete, 1997; 2002),
il devient difficile d’écarter toutes les
activités informelles du champ de l’entrepreneuriat. En effet, comment peut-on
s’accorder à ne pas partager cette
conviction, s’agissant du cas spécifique
des artisans-tailleurs, dès lors qu’ils laissent percevoir, à travers leurs démarches,
leurs logiques et leurs positionnements,
toute la symptomatique des trois dimensions de l’entrepreneuriat au sens de
Verstraete (1997), à savoir : la dimension cognitive, la dimension praxéologique et la dimension structurale ?
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