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Lập luận trong quyết định của tòa án pháp

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INTRODUCTION
Depuis une période relativement récente, l’enseignement du français de spécialité est
donné dans de nombreux établissements universitaires. L’enseignement du français
juridique est également effectué dans les établissements qui forment des professionnels du
droit. Cet enseignement pose des difficultés majeures tant aux apprenants qu’aux
enseignants. En effet, le droit s’exprime par un langage spécifique qui n’est pas facile à
comprendre. D’ailleurs, les sources utilisées à l’appui de cet enseignement sont des
documents authentiques dont la jurisprudence (ensemble de décisions rendues par les
juridictions) est connue comme cauchemar pour les étudiants. Or, la familiarisation avec
le vocabulaire utilisé, le style rédigé, le raisonnement entrepris par le juge dans ces
documents constituent des conditions préalables permettant aux apprenants de travailler,
plus tard, en français, dans leur domaine de spécialité. L’enseignement effectué est donc
un enseignement qui ne se contente pas de donner des équivalents en langue maternelle
(qui n’existent pas toujours, d’ailleurs) par la simple traduction textuelle mais de faire
acquérir en même temps la culture juridique, la façon de raisonner en droit. Cela semble
aller de soi car le vocabulaire juridique véhicule en soi non seulement son contenu
sémantique mais encore la culture juridique d’un Etat déterminé, la logique et le
raisonnement du juge quand il doit résoudre un problème juridique. C’est ainsi qu’on
travaille souvent sur des jugements des juridictions françaises. Ces documents ne sont pas
faciles à comprendre car ils sont rédigés dans un style spécifiquement juridique et
l’argumentation développée par le juge n’est pas non plus facile à saisir, même si le
vocabulaire semble connu par le lecteur. En effet, quand nos étudiants doivent analyser
une décision de justice, ils n’arrivent pas à distinguer les arguments allégués par les
parties de ceux avancés par les juges. Ils n’arrivent pas à comprendre, non plus, pourquoi
le juge a pris telle ou telle décision, quelle est la position du juge vis-à-vis de la thèse
prétendue, quelle est la démarche qu’il va suivre lorsqu’il y a une affaire portée devant
lui, quelle est son argumentation, etc.
Le terme “argumentation” n’est pas étranger pour nos étudiants mais “l’argumentation
entreprise par le juge” ne leur paraît pas évidente car elle implique tout une démarche
intellectuelle qu’il doit suivre en répondant à une question de droit.
En quoi consiste l’argumentation ? Quel rôle a-t-elle joué dans la décision du juge ?


Comment l’argumentation s’articule-t-elle dans le discours juridictionnel ? Telles sont les
1
questions auxquelles nous tenons à répondre en menant notre recherche qui porte sur
l’argumentation dans la décision de justice.
Dans le cadre de ce mémoire, nous avons étudié seulement la décision de justice des
juridictions judiciaires françaises. Faute de temps et d’accès aux documents vietnamiens,
nous ne pouvons pas travailler sur la décision des juridictions vietnamiennes, ce qui ne
nous a pas permis de faire une comparaison, dans ce domaine, entre deux systèmes. Mais
nous espérons l’aborder dans les prochaines recherches.
Pour réaliser cette étude, nous adoptons une méthodologie descriptive, analytique :
décrire et analyser la décision de justice à travers des jugements, des arrêts rendus par les
juridictions françaises afin de dégager le schéma argumentatif entrepris par le juge quand
il doit se prononcer sur une question de droit, ce qui pourrait être bénéfique à nos
étudiants dans l’acquisition des techniques d’argumentation en général et en droit en
particulier au cours de leur apprentissage du français juridique.
Au fil de notre recherche, nous tenons à analyser, dans le premier chapitre, la décision de
justice (ou le discours juridictionnel) sous différents aspects (ses particularités, ses
composants, sa structure) ; une étude globale sera consacrée, dans le deuxième chapitre, à
la théorie de l’argumentation ; et dans le troisième et dernier chapitre, nous mettons plus
de temps pour examiner l’articulation de l’argumentation dans le domaine du droit et tout
particulièrement dans le discours juridictionnel.
Le plan de notre recherche est donc le suivant :
Premier chapitre : La décision de justice
Deuxième chapitre : L’argumentation
Troisième chapitre : L’argumentation juridique
2
Chapitre 1
LA DÉCISION DE JUSTICE
Avant d’explorer comment l’argumentation se voit jouer dans la décision de justice, il
nous conviendrait d’examiner, en premier lieu, ce que c’est une décision de justice (I), ses

particularités (II), ses composants (III), sa structure (IV) ce qui induit la spécificité de son
argumentation que l’on va traiter dans les chapitres qui suivent.
I. Notions
Au point de vue institutionnel, la décision de justice est un acte officiel par lequel un
organe étatique investi du pouvoir de juger (dont le juge est le représentant) rend justice
aux justiciables, c’est-à-dire la réponse du juge à la demande des parties.
Au point de vue communicationnel, la décision de justice est connue sous un autre nom :
le discours juridictionnel qui se voit sous deux aspects linguistique et juridique.
La notion de décision de justice est donc abordée ici tant en perspective
communicationnelle qu’en perspective institutionnelle.
1. Le discours juridique
“Le discours juridique est, en fait, la mise en oeuvre de la langue naturelle, par la parole,
au service du droit. Il est donc, tout à la fois, un acte linguistique et un acte juridique”
1
.
Selon les sujets du discours, le type de message et le mode d’expression, le discours
juridique se range en trois types principaux :
- Le discours législatif (le texte de loi)
- Le discours coutumier (les maximes et adages du droit)
- Le discours juridictionnel (la décision de justice)
Dans le cadre du présent mémoire, seul le discours juridictionnel entre dans notre champ
de recherche qui étudie principalement le raisonnement du juge dans sa décision, c’est-à-
dire l’argumentation engagée par le juge en tranchant une question de droit. Nous n’avons
donc pas à examiner les deux premiers types qui font l’objet d’une autre recherche.
1
G. Cornu. Linguistique juridique, Montchrestien, 2000, p. 211.
3
2. Le discours juridictionnel
Le discours juridictionnel est un discours juridique qui s’exprime principalement par
écrit, constituant le corps de la décision de justice.

Au point de vue linguistique, le discours juridictionnel appartient à l’usage de la langue.
“Il existe du fait qu’à un moment donné, dans des circonstances données, quelqu’un
exprime quelque chose par des signes linguistiques qu’il destine à quelqu’un d’autre”
2
.
Comme tout discours, le discours juridictionnel entre dans le schéma de la
communication verbale
3
.
> Enoncé >
Emetteur canal ou Destinataire
> Message >
code Référent
Au point de vue juridique, le discours juridictionnel porte la marque de celui qui parle (le
tribunal dont son représentant, le juge pour l’essentiel, l’avocat, le ministère public) : sa
personnalité, le vocabulaire qu’il emploie, le style qu’il utilise (tournure, présentation,
etc.). Il est bien vrai que le langage juridictionnel se signale, et même se singularise
souvent, par ses traits stylistiques qui dictent toutes ses particularités.
II. Les particularités du discours juridictionnel
Le discours juridique s’exprime principalement par écrit (1) et porte en soi toutes les
marques d’authenticité (2), de régularité (3), de logique (4) qui constituent les
particularités du discours juridictionnel qu’on présente ci-après :
1. Le discours juridictionnel est un acte écrit.
“Si le jugement, pris comme action de juger, est un ensemble d’opérations intellectuelles,
l’accomplissement de ces opérations donne corps à un énoncé linguistique qui est
nécessairement exprimé par écrit. Le jugement est rédigé. Il en reste un écrit, dressé en
bonne et due forme par le greffier (le secrétaire) de la juridiction”
4
. L’origine de l’acte,
nommé “minute” est conservée au secrétariat de la juridiction qui a rendu le jugement.

2
Gérard Cornu, Linguistique juridique, Montchrestien 2000, p. 211.
3
Gérard Cornu, Linguistique juridique, Montchrestien 2000, p. 222.
4
Gérard Cornu, Linguistique juridique, Montchrestien 2000, p. 355.
4
Et chaque plaideur peut s’en faire délivrer une copie, nommée expédition, revêtue de la
formule exécutoire. Bien entendu, le jugement emprunte aussi le canal de l’expression
orale : un jugement n’existe que s’il est prononcé (il prend date à ce jour). Mais le
jugement n’apparaît dans sa totalité que dans l’acte instrumentaire. “Pris comme énoncé
linguistique, le discours juridictionnel n’est au complet que dans l’instrumentum”
5
.
Considéré dans sa teneur intégrale, le discours juridictionnel forme un tout. Il contient
tous les éléments qui nouent les parties du discours et réunit toutes les marques qui font
voir le jugement sous toutes ses facettes.
2. Les marques d’authenticité du discours juridictionnel.
L’énoncé du jugement porte les marques qui permettent de reconnaître en lui la force
probante, la force d’un acte authentique. En effet, le jugement réunit dans son texte des
éléments qui l’authentifient : des indications de date (la date à laquelle le jugement est
prononcé, celle à laquelle l’affaire avait été plaidée, jour de débat) et des indications
d’origine : la juridiction avec toutes références nécessaires (Tribunal de Nantes, première
chambre ; Cours d’appel de Paris ; 1
ère
chambre civile, Cour de cassation), le nom des
juges qui en ont délibéré (M. X, M
me
Y), la signature du président et du greffier, la mise en
forme de l’acte (en bonne et due forme) par le juge et le greffier dont la signature est

figurée au bas de l’acte, après la formule : “Fait et jugé, le ”. Toutes ces marques
d’authenticités forment un discours d’attestation greffé sur le discours principal.
3. Les marques de régularité du discours juridictionnel
Le discours juridictionnel porte en lui des marques qui permettent d’apprécier la
régularité formelle du jugement. Il contient l’indication du nom du représentant du
ministère public, de la dénomination des parties en cause, du nom des avocats ou des
personnes qui ont représenté ou assisté les parties, du nom du greffier. Le jugement
indique également la forme sous laquelle l’audience a eu lieu (en audience publique ou en
chambre du conseil). “L’énoncé du jugement marque un dédoublement typique du
discours juridictionnel. Pour l’essentiel, (et au premier degré), le juge statue (c’est lui
qui parle). Du surcroît (au second degré), il indique lui-même comment il
statue”.
6
Comme les marques d’authenticité, les marques de régularité concourent à forger
5
Gérard Cornus, Linguistique juridique, Montchrestien 2000, p. 356
6
Gérard Cornus, Linguistique juridique, Montchrestien, 2000, p. 358.
5
l’autonomie du discours juridictionnel. Elles permettent de reconstituer un programme de
théâtre ou un générique de film. “Mais voici que, dans le texte même du jugement, sont
rendues présentes toutes les actions des autres protagonistes du procès, les plaidoiries
des avocats, les interventions du ministère public, etc.”
7
Alors, le tribunal redevient un
théâtre sur la scène duquel jouent les acteurs dans les rôles distribués par le jugement. La
pièce judiciaire fait toujours intervenir les mêmes personnages : le juge, le ministère
public, le greffier, les avocats, les parties. “L’indication des rôles et des acteurs unit
l’aspect institutionnel et l’aspect personnel du discours juridictionnel.”
8

4. Les marques logiques du discours juridictionnel
L’énoncé de la décision fait toujours apparaître le jugement comme un raisonnement : Il
désigne celui qui raisonne (le tribunal, la cour). Il détaille les maillons du raisonnement
(attendu que , considérant que ). De ces motifs, il fait découler la conclusion (par ces
motifs, débute la demande ; par ces motifs, condamne )
Le raisonnement juridictionnel fait intervenir alors des opérations intellectuelles qui
concourent au choix de la solution du juge :
La démonstration
Tout jugement doit être motivé en fait et en droit. La motivation correspond à un type de
discours qui donne corps à un développement tendant à une démonstration. Mais ce n’est
qu’un canevas. Dans ses composantes, les motifs de faits et de droit, la motivation
s’appuie sur un riche éventail de références qui s’expriment par des marques comme :
“Attendu ”, “Considérant ”. La formule “Considérant ” indique la prise en
considération, et l’autre prend appui sur l’acquis du résultat de l’examen qu’elle implique.
Dans le discours juridictionnel, ces deux formules reviennent à plusieurs reprises. Elles le
structurent : chaque en-tête introduit une unité de pensée, unité logique du raisonnement.
Elles ordonnent le discours et le font progresser. Avec d’autres termes : ainsi, donc, en
conséquence, les “attendu” forment le plus souvent des suites déductives. Par ailleurs,
certains outils grammaticaux : “sur” et autres chevilles (en, au, etc.) indiquent, en tête
d’un développement, le moyen ou le point dont la juridiction aborde l’examen : “sur le
premier moyen”, “sur le deuxième moyen”, “sur la recevabilité”, “sur la compétence”,
7
Gérard Cornus, Linguistique juridique, Montchrestien, 2000, p. 358.
8
Gérard Cornus, Linguistique juridique, Montchrestien, 2000, p. 358.
6
“sur le fond”, “en fait”, “en droit”, etc. Ces signaux codifiés annoncent des
développements qui regroupent en général plusieurs motifs. Ils servent de repères aux
questions qui divisent l’objet du litige. La motivation est donc exprimée par le langage de
la logique. Le jugement, dans ces rapports est un discours explicatif : il explique pour

convaincre.
La persuasion
La persuasion est la fin évidente de l’explication. La persuasion suppose une démarche
intellectuelle du juge : “il passe de la réfutation à l’affirmation. Il dénonce une erreur
pour affirmer la vérité (sa vérité, la vérité juridicière de la res judicata)”
9
. Il est capital de
repérer, dans la structure de l’énoncé, ce mouvement de la pensée : le juge saisit
l’argument qu’il va secouer : “attendu, sur le premier moyen que X soutient ou fait
valoir que ”. Puis il intervient : “mais attendu que ”, “attendu cependant ”. Le signal
de sa sentence, c’est le “mais” qui introduit la doctrine du juge. Le développement qui
suit contient sa pensée même. Dans les arrêts de la Cour de cassation, sa doctrine est
exprimée par la locution : “Alors que ”. Ce signe permet de distinguer les trois discours
contenus dans l’énoncé de l’arrêt de la Cour suprême : la doctrine de la Cour, de celle de
la décision attaquée et de celle du pourvoi.
L’interprétation
Pour justifier sa décision, le juge doit invoquer la loi qui a vocation à s’appliquer au cas
d’espèce. Si la loi est suffisamment précise et claire, le juge affirme directement la règle
applicable. Mais il est fréquent que le juge ait à interpréter la loi. Cette démarche fait
appel à des opérations intellectuelles du juge : la recherche du sens (sens des mots : clarté,
équivoque, ambiguïté), de l’intention du législateur ; la portée de la règle ; la prise en
compte des données sociales, économiques, juridiques et humanitaires ; la considération
d’opportunité ; l’interprétation stricte ou par extension ; l’analogie ; le comblement des
lacunes, etc.
Les appréciations
Prise dans son acceptation plus large, l’appréciation désigne toute opération de l’esprit par
laquelle le juge introduit dans les motifs de son jugement des données autres que la
9
Gérard Cornus, Linguistique juridique, Montchrestien, 2000, p. 347.
7

simple constatation de fait, ou la qualification de celui-ci, ou l’affirmation de la règle de
droit : appréciation du fait (gravité du dommage, gravité d’une faute, la valeur d’un
bien) ; l'appréciation d’opportunité (poids des circonstances économiques, sociales ou
autres). Dans ce genre d’appréciation, on peut englober le pouvoir modérateur que la loi
confère parfois au juge (de déroger à la loi pour des raisons d’équité ou d’ humanité) et,
plus généralement, la marge de réflexion que la loi attend du juge pour l’application des
notions-cadre (bonne fois, bonnes mœurs, ordre public, intérêt de la famille, du mineur,
etc.). Le jugement est souvent le produit de telles appréciations. Au moins, elles entrent
dans le choix de la solution. Cette observation est d’une grande importance : le syllogisme
judiciaire ne se réduit pas à un exercice de la logique formelle, il dépasse la rigidité du
syllogisme mathématique. “C’est en vertu du droit que la logique juridictionnelle est une
logique souple”
10
.
La qualification
C’est l’opération la plus savante qui fait entrer les faits qualifiés dans la sphère
d’application de la règle de droit. Il s’agit d’aller de l’un à l’autre, du concret à l’abstrait,
pour l’application du général au particulier. Cette opération fait intervenir un ensemble de
démarches intellectuelles : l’analyse qui décompose la notion juridique en éléments
constitutifs ; la synthèse qui, par abstraction, relève dans le fait les éléments qui rattachent
à la notion ; la définition ; le classement ; la constitution des éléments, etc. A tire
d’illustration, nous prenons un jugement (extrait) rendu par le tribunal de grande instance
de Montluçon (Allier), le 26 avril 1997
11
.
“ Faits et procédure
Le 24 août 1996, Nicolas Lebrun, alors âgé de 10 ans, se rendit à la fête de Montluçon. Il
acheta trois jetons au manège forain d’auto-tamponneuses exploité par Julien Divon et
monta, seul, dans une voiturette. Ce véhicule ayant été heurté violemment en arrière,
l’enfant fut projeté sur le volant et blessé à la bouche.

Son père, Pierre Lebrun, imputant à Divon l’entière responsabilité de l’accident, l’a, par
exploit de Maître Durand, huissier de justice à Moulin, en date du 16 septembre 1996,
assigné en réparation du préjudice subi. Julien Divon, concluant au débouté de la
demande, rétorque qu’il avait apposé sur son manège une pancarte ainsi libellée : “les
10
Gérard Cornus, Linguistique juridique, Montchrestien, 2000, p. 350
11
J-L. Penfornis, Le français du droit, CLE International, 1998, p. 28
8
enfants sont autorisés sous la responsabilité des parents”, et qu’il avait ainsi dégagé, par
avance, sa responsabilité.
Sur quoi, le tribunal :
Attendu que l’exploitant d’un manège d’auto-tamponneuses est lié à son client par un
contrat assimilable à un contrat de transport de personnes ; qu’il a donc l’obligation de
conduire le voyageur et d’assurer sa sécurité ; qu’il ne peut dégager sa responsabilité par
avance, par une simple pancarte. Attendu que Julien Duvon doit donc réparer
intégralement le dommage subi par le jeune Nicolas Lebrun.”
Pour arriver à la conclusion, le raisonnement du juge doit passer plusieurs étapes. Tout
d’abord, pour faire jouer l’article 1382 (Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à
autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer)
12
, il faut un
dommage, une faute et le lien de causalité entre la faute et le dommage et que ce lien soit
direct. En l’espèce, il y a un dommage (Le petit Nicolas a une blessure), il reste à établir
la faute de Julien Divon (mais ce dernier a-t-il commis une faute ? De quel type de faute
s’agit-il ?). Pour classer le contrat que Divon a passé à son client dans la catégorie des
contrats de transport de personnes, le juge doit analyser les éléments constitutifs de l’objet
du contrat de transport de personnes (déplacer quelqu’un d’un endroit à un autre dans un
temps déterminé), puis il fait la synthèse en confondant les objets de deux contrats pour
retrouver des éléments similaires (c’est déplacer une personne dans un temps déterminé).

De ce fait, il a assimilé le contrat qui relie Divon et son client à un contrat de transport de
personne. Divon est donc tenu par une obligation de résultat envers son client (c’est
l’obligation en vertu de laquelle le débiteur est tenu d’un résultat précis, y compris
l’obligation de sécurité). En l’espèce, il y a un dommage provoqué par le manège à
Nicolas, Divon n’a donc pas respecté son obligation contractuelle. Il a commis une faute
(manquement à l’obligation de sécurité). Les conditions de la responsabilité civile sont
ainsi réunies. Julien Divon est responsable du dommage subi par le petit Nicolas et est
tenu à le réparer au sens de l’article 1382 du code civil.
Toutefois, ces opérations intellectuelles du juge n’attestent nullement qu’il a bien
raisonné, ni, d’ailleurs, qu’il a bien jugé en fait et en droit. Il peut se tromper en fait ou en
droit ou mal raisonner. C’est ainsi qu’un jugement peut toujours fait l’objet d’un appel
devant une cour d’appel ou d’un pourvoi en cassation.
12
Code civil, Dalloz, 2004, p. 1178
9
III. Les constituants du discours juridictionnel.
Dans cette partie, on va analyser les composants du discours juridictionnel, à savoir
l’émetteur (1), le destinataire (2) et l’énoncé (3) du discours.
1. L’émetteur du discours juridictionnel
Dans le schéma de la communication juridictionnel, le seul émetteur de l’énoncé est le
juge qui est, d’ailleurs, formellement désigné, par l’acte écrit, comme sujet parlant et
auteur de la décision. C’est lui qui statue sur l’affaire, qui examine le fait, qui déclare la
recevabilité des modes et des moyens de la preuve. C’est encore lui qui écoute les
prétentions et les moyens des parties, qui qualifie le fait, qui interprète la loi, qui fait
entrer le fait dans la catégorie juridique. Et après tant d’opérations intellectuelles, le juge
décide, prononce la résolution qui doit être légalement justifiée.
On note toutefois qu’au tour du juge, il y a la présence de l’avocat (qui formule ses
conclusions et sa plaidoirie), du représentant du ministère public (qui introduit son
réquisitoire, ses observations), du greffier (qui authentifie la décision en bonne et due
forme), du témoin, du technicien (qui donne ses avis ou ses constatations), mais ces

auxiliaires de la justice ne sont pas auteurs de la décision bien que leur discours soit
retransmis dans la décision du juge.
2. Le destinataire du discours juridictionnel
L’énoncé du juge vise à agir sur un auditoire composite, des destinataires multiples : ce
sont les plaideurs (très souvent leurs avocats), les instances supérieures, et l’opinion
publique.
“Le juge ne s’adresse pas seulement aux parties, ni seulement au juge qui, sur recours,
exercera un contrôle. La motivation s’adresse à tous et, au-delà de l’instance, à tout
interprète. La motivation n’est pas établie ad personam. Elle est censée avoir une valeur
universelle.”
13
Les plaideurs en cause
Ce sont les parties au procès. Pendant les séances, ils font entendre leur voix devant le
juge : le demandeur réclame, le défendeur conteste, l’un ou l’autre conclut, fait valoir,
invoque, etc. Mais ils ne sont pas auteurs de la décision même si leurs prétentions et leurs
13
Gérard Cornus, Linguistique juridique, Montchrestien, 2000, p. 347
10
arguments sont adoptés par le juge qui les incorpore à son discours même. Ils sont les
premiers destinataires à qui le message du juge est directement adressé. Sujets actifs de la
communication, s’ils ne sont pas satisfaits de la décision du juge, ils ont toujours la
possibilité de saisir une autre juridiction de compétence supérieure pour faire valoir leurs
droits.
Les instances supérieures
Ce sont les juridictions du deuxième degré (les cours d’appel et la Cour de cassation) qui
sont également destinataires de l’énoncé du juge qui, pourtant, ne leur est pas directement
adressé. Mais le juge, l’auteur officiel de la décision, a tout intérêt à les persuader car sa
décision peut être déclarée infondée (en fait et en droit) et, par conséquent, infirmée ou
cassée soit par une cour d’appel, soit par la Cour de cassation qui sont saisies par un
appelant ou un pourvoi éventuel.

L’opinion publique
L’auditoire est composé de juristes, de professeurs, d’étudiants en droit, de simples
particuliers ayant intérêt, pour une raison ou une autre, à lire, à étudier, à critiquer la
décision du juge et devenus destinataires éventuels du message juridictionnel. Ainsi,
l’énoncé du juge peut faire échos dans la presse ou dans les magazines spécifiquement
juridiques surtout.
3. L’énoncé
C’est un ensemble signifiant, une composition linguistique dotée de sens, qui apparaît,
dans la communication, comme un produit de l’énonciation, acte individuel d’expression,
d’une part ; comme objet de la transmission, la donnée à faire passer, le message, d’autre
part. L’énoncé juridictionnel est issu du juge. C’est, en fait, le jugement lui-même dans
lequel on retrouve la question et la réponse. La réponse est, bien entendu, l’œuvre du
juge. Mais la question l’est aussi : le juge incorpore dans sa réponse la question qui lui est
posée car pour bien juger (et faire voir qu’il a compris) le juge a tout avantage à formuler
le problème, à traduire fidèlement les prétentions des parties, et encore, la main du juge
est nécessaire pour que l’exposé soit succinct, comme il doit l’être.
11
3.1. La question
C’est l’une des deux parties principales de l’énoncé juridictionnel. Elle comprend le
résumé des circonstances de la cause (les données de fait, et éventuellement, l’état de la
procédure) et la référence à la demande des parties (ce que les parties demandent et sur le
fondement de la disposition légale invoquée).
• Le résumé des circonstances de la cause : la connaissance du fait est une
condition essentielle à la réalisation du droit et nécessaire à l’élaboration de la décision.
On trouve dans cette partie l’origine du litige et la saisine du juge. L’affaire est prise à son
début. Dans un jugement du premier ressort (l’affaire est jugée pour la première fois),
l’état de la procédure se réduit au développement de la première instance, tandis que dans
l’arrêt d’appel, à côté de l’exposé des faits, on retrouve la procédure de la première
instance. Par contre, la Cour de cassation, juge du droit, n’énonce pas le fait dans ses
arrêts, car son rôle est d’exercer le contrôle sur l’application du droit exercée par les juges

du fond (juges des tribunaux et des cours d’appel qui statuent sur les faits.). Mais pour
exercer son contrôle, elle a besoin de savoir sur quels faits a statué l’arrêt attaqué, elle se
réfère alors aux faits tels qu’ils ont été constatés et appréciés par les juges du fond, sous
des formules comme : “attendu qu’il résulte des énonciations de l’arrêt attaqué ” ou
bien, “attendu, selon les énonciations des juges du fond ”. On trouve par là la complexité
du discours juridictionnel : un discours emboîté dans un autre, du fait, l’émetteur du
message porteur est à l’abri de toute attaque.
• La demande des parties : c’est l’exposé des prétentions et des moyens des
parties qui invoquent le droit, exposent une situation et argumentent pour faire valoir
leurs intérêts. Cette volonté n’est pas un récit mais une traduction par le juge, en puisant
sa substance dans les écritures ou les déclarations des parties. C’est, en fait, l’exposé de
l’objet du litige. La question de droit que doit résoudre le juge est ainsi posée. Elle est
souvent suivie d’une formule qui marque bien, avant la motivation, la fonction de ce qui
vient d’être posé : “sur quoi la Cour ” ou “sur quoi, le tribunal ”. Le juge se prononce
sur tout ce qui est demandé et seulement sur ce qui est demandé. La question posée au
juge, c’est la demande des parties. Les prétentions sont donc présentées comme émanant
des parties.
12
3.2. La réponse
Partie essentielle du jugement, la réponse est le résultat de l’action de juger, la justice
rendue. C’est l’œuvre du juge : “Plus naturellement que la question, la réponse vient du
juge ; elle est de son cru. Non pas seulement lors qu’il relève d’office des moyens de pur
droit ou forge sa propre argumentation quand il adopte les moyens et arguments des
plaideurs, il les fait siens”
14
Mais le juge n’est pas souverain. Sa réponse n’est justice que si elle est légalement
justifiée. Un jugement n’est bien justifié que s’il est fondé en fait et en droit. Il y a donc
deux parties dans la réponse : la justification (les motifs) et la solution (le dispositif) qui
sont en relation corrélative : la solution est présentée comme résultante de la justification,
la décision comme la conclusion du raisonnement.

• La justification : c’est dans cette partie de son discours que le juge forge sa
propre argumentation. C’est le passage du fait au droit qui exige souvent une opération de
l’esprit. C’est le raisonnement qui assure toutes les jonctions, comblant les vides du droit
ou du fait, ou articulant le fait au droit. Cet apport logique est vraiment, dans la
réalisation du droit, le liant universel qui est nécessaire car il s’applique aussi bien aux
données juridiques qu’aux données factuelles, et aux relations des unes et des autres. Les
énoncés logiques sont aussi dans une grande variété : le développement des conséquences
(énoncé déductif consistant à tirer d’un principe toutes les conséquences qu’il contient),
l’interprétation (recherche du sens véritable d’un acte obscur, action explicative mais
corrective apportant un remède à l’ambiguïté des textes), l’extension analogique
(application par identité de raison, à un cas non prévu, d’une règle énoncée pour un cas
semblable), la présomption et la preuve indiciaire (raisonnement inductif permettant
d’admettre un fait inconnu dont la preuve directe serait impossible à partir d’un fait connu
et prouvé), la qualification (opération intellectuelle permettant l’application du droit au
fait en retrouvant dans le concret du fait les conditions générales émises par la règle à son
application).
• La solution : C’est la partie finale du jugement, le verdict que les parties
attendent. La solution est imposée par le juge mais en vertu du droit. On y retrouve donc
les marques de la décision du juge (Le dispositif contient tous les verbes exprimant une
décision : “Sur quoi, la cour ”, “ par ces motifs ”, “dit ”, “déclare ”, “condamne ”,
14
Gérard Cornus, Linguistique juridique, Montchrestien, 2000, p. 344
13
et tous les verbes exprimant la manière dont le juge met fin à la contestation : “déclare
bien ou mal-fondé ”, “nul ou valable”, “condamne à des dommages-intérêts ”, et celles
de la réalisation du droit (Le dispositif applique la règle générale au cas particulier soumis
au juge).
IV. La structure d’une décision de justice
1. Présentation générale
Rédigé par un style spécifiquement juridique, la décision de justice reste peu

compréhensible au regard du profane, malgré les recommandations de la commission de
modernisation du langage judiciaire sur la présentation des jugements.
Du point de vue procédural, toute décision de justice comporte deux parties : les motifs et
le dispositif. Les motifs peuvent être définis comme l’exposé des raisons de fait et de
droit qui déterminent le juge à rendre la décision. Le dispositif doit être compris comme
l’énoncé de la décision. Quelle que soit la présentation (traditionnelle ou nouvelle), une
démarche naturelle de l’esprit conduit tout rédacteur d’un jugement à exposer les
éléments constitutifs de la décision de justice selon l’ordre suivant :
1. Le nom de la juridiction qui statue sur l’affaire (tribunal de grande instance, cour
d’appel ou Cour de cassation).
2. La date à laquelle la décision est rendue.
3. Les noms des parties en causes (demandeur, défendeur).
4. Les faits non contestés par les parties (qui sont à l’origine du litige).
5. La procédure intervenue (juridictions qui ont précédemment statué sur l’affaire,
éventuellement.).
6. Les prétentions (demandes) des parties, et les moyens (arguments) au soutien de
leur demandes.
7. Les motifs (arguments) de la décision de la juridiction.
8. La décision au sens strict du terme formulée dans le dispositif.
2. Exemple d’une décision de justice
A titre d’exemple, nous reproduisons ici un arrêt rendu par la cour d’appel de Paris publié
au répertoire du notariat Defrénois, sous forme de radiographie :
Paris, 11 décembre 1975, Rep. Defrénois, 1977, art. 31308
Radiographie
14
Numéro 3 1308. FILIATION. – Action en contestation de la paternité du mari
Mots-clés intenté par la mère de l’enfant. -Condition. -Rôle de la possession d’état.
- Recherche de la vérité biologique.
Juridiction et date Cours de Paris (1
ère

Ch.), 11 décembre 1975
Motifs La Cour. – Statuant sur l’appel interjeté par Danielle M. épouse
Les appelants divorcée de François A , et par Michel H avec qui elle est mariée,
d’un jugement rendu le 10 juillet 1974 par le tribunal de grande instance
de Versailles ;
Faits [Considérant que le mariage des époux M A avait été célébré le 31
mai 1958 et que leur divorce a été prononcé le 9 juillet 1969 que le 17
juillet 1965, Danielle M. a mis au monde une fille déclarée à l’état civil
sous le nom de Fabienne A comme née des deux époux ; - Considérant
qu’après son second mariage et l’entrée en vigueur de la loi du 3 juillet
1972 sur la filiation],
Demandes [Danielle M. a introduit contre son ancien mari une action en
contestation de paternité aux fins de légitimation de la jeune Fabienne ;
que Michel H qu’elle prétend être le véritable père de l’enfant, a figuré
dans la procédure en s’associant à la requête en légitimation et aux
conclusions de son épouse auxquelles François A s’est opposé] ; -
Décision du tribunal [Considérant que le tribunal a débuté Danielle M et Michel H de leur
prétentions]
Motifs de la décision [aux motifs qu’ils ne rapportaient pas la preuve que François A n’était
pas le père de l’enfant et que la paternité pouvait en être distribuée au
second mari de la mère ; qu’il a notamment observé en ce sens que
l’existence de relation adultère entre les demandeurs, à l’époque de la
conception, n’était pas établie et qu’il n’était pas non plus prouvé que
François A n’avait eu aucune relation avec son épouse pendant la même
période, alors, au surplus, qu’il avait toujours traité l’enfant comme sa
fille]
[Considérant que les appelants reprennent devant la cour les prétentions
écartées par le tribunal ; qu’ils les appuient sur diverses attestations qui
établiraient, selon eux, que leur liaison avait commencé en 1962 ; qu’ils
Prétentions et s’attachent à démontrer, d’autre part, que Fabienne aurait la possession

arguments des d’état d’enfant légitime de M H ”; qu’ils font état également de la
15
appelants ressemblance qui existerait entre cette enfant et Michel H ou des
membres de sa famille et qu’ils affirment trouver sur des photographies
prises à différents âges et produites par eux ; qu’enfin, ils sollicitent
subsidiairement une mesure d’instruction et notamment “l’analyse
comparative des sangs des parties et de l’enfant Fabienne.”]
[Considérant que même si la possession d’état pouvait être invoquée en
droit dans un litige de cette nature, le moyen que prétendaient en tirer les
appelants manquerait en fait, la situation de la jeune Fabienne étant
seulement celle d’un enfant d’époux divorcés, confié à la garde de l’un
Réponses de l’arrêt d’eux, l’autre ayant un droit de visite ; que la présomption légale sur
laquelle est fondée la paternité légitime ne saurait tomber, par le fait que,
dans une telle situation, la mère abuserait de son droit de garde en faisant
prendre à l’enfant le nom de son second mari, et en faisant passer celui-ci
pour le père ; - Considérant, d’autre part, que la preuve que Danielle M
prétend faire maintenant de son infidélité envers son mari n’emporte pas
pour autant celle de la paternité de celui qui aurait été son amant à
l’époque, alors qu’elle avait dans le même temps des rapports normaux
avec son mari ; - Considérant que les parties ont également discuté devant
la cour, sans avancer d’arguments décisifs, de la portée qu’il convenait de
reconnaître au fait que du 18 septembre au 10 octobre 1964, soit à une
époque où un enfant né à peu près à terme aurait pu être conçu, les époux
avaient passé des vacances en Espagne ]
Décision de la cour [Mais, considérant que si, comme l’ont dit les premiers juges, la preuve
d’appel n’est pas actuellement rapportée que Fabienne n’est pas la fille de
François A , il apparaît souhaitable d’épuiser tous les moyens d’établir
la réalité de sa filiation ; que la cour estime devoir ordonner, en
conséquence, sous la forme d’une expertise biologique, la mesure
d’instruction sollicitée subsidiairement par les appelants ;]

[Par ces motifs, avant dire droit au fond, commet le docteur Salmon, en
qualité d’expert, avec mission d’examiner Fabienne A ainsi que sa mère
Danielle M et les deux maris successifs de celle-ci, François A et
Michel H , d’établir, à partir du plus grand nombre possible d’éléments
Dispositif d’identification biologique, le profil génétique de chacun d’eux et de dire
si la comparaison des résultats obtenus permet ou non d’exclure la
paternité de François A , de Michel H ou des deux, ou encore de
16
conclure à une probabilité de filiation, en précisant le degré de cette
probabilité].
Président : M. Mac Aleese.
Conclusion du premier chapitre
Au point de vue communicationnel, la décision de justice est un discours qui est à la fois
linguistique et juridictionnel et qui entre dans le schéma de la communication verbale.
C’est un discours emboîté qui véhicule en soi le discours du juge englobant le discours
des parties en cause et celui de son collègue ayant précédemment statué sur l’affaire. Il
serait plus compliqué quand il s’agit d’un arrêt rendu par la Cour de cassation qui
retransmet les énoncés des plaideurs et ceux des juges du fond se trouvant enchâssés dans
les siens.
Au point de vue institutionnel, la décision de justice est un acte écrit dont l’auteur officiel
est le juge étant désigné par un acte officiel qui statue tout seul ou en collégiale. Il s’agit
d’un acte authentique, régulier et portant en soi toute une démarche intelligible par
laquelle le juge arrive au choix de sa solution.
Avant de voir comment l’argumentation s’articule dans la décision de justice, il nous
serait nécessaire d’avoir des notions de base sur cette technique langagière qui fait l’objet
de nombreuses recherches.
17
Chapitre 2
L’ARGUMENTATION
Le terme “argumentation” nous semble très connu pour son usage dans notre vie

quotidienne. Il n’est pas rare de trouver, dans un article de presse, dans une émission à la
radio ou à la télévision, des arguments allégués en faveur ou à l’encontre d’une thèse
avancée. Et nous même, il nous est arrivé, très souvent, d’ailleurs, de peser le pour et le
contre d’un choix ou d’une décision. Pourtant, on s’est rarement interrogé sur son origine,
sa nature, les mécanismes qu’elle met en oeuvre, les conditions de son efficacité, etc. Il
nous serait donc utile, dans ce deuxième chapitre, d’identifier, d’abord, la notion de
l’argumentation (I), de dégager, ensuite, ses caractéristiques (II) et d’examiner, enfin, ses
différents types d’arguments (III).
I. Notions
Dans cette première partie, nous allons survoler l’histoire du développement de
l’argumentation (1) avant d’aborder les définitions conçues selon les différentes
approches (2).
1. Survol historique
L’histoire de l’argumentation a commencé au Vè siècle av J C avec le fameux procès
entre Titias et son maître Corax. Vingt-cinq siècles sont passés à la construction d’une
théorie qui doit à de nombreux savants tels que Socrate, Platon, Aristote, Descartes , à
des linguistes dont leurs apports rénovateurs dans la science du langage ouvrent de
nouvelles directions de recherche : Austin (Quand dire c’est faire, 1962), Searle (Les
actes de langage, 1969), Grice (Logique et conversation, 1975). A ce titre, on cite
également les oeuvres, reconnues comme sources principales des études contemporaines
sur l’argumentation :
- “Traité de l’argumentation – La nouvelle rhétorique” (1958) de Chaïm
Perelman et de Lucie Olbrecht-Tyteca) dans laquelle on trouve “la multiplicité
des tactiques utilisées dans les domaines les plus divers pour légitimer des
assertions et des prétentions ; un instrument de travail irremplaçable pour
l’analyse des arguments”
15
15
C. Plantin, Essai sur l’argumentation, Editions Kimé, 1990, p. 21.
18

- “The uses of argument” (1958) de Stephen Toulmin qui a proposé une
unité appelée “cellule argumentative”, un schéma organique minimal de la
démarche argumentative.
- “L’argumentation dans la langue” (1983) d’Anscombre et Ducrot avec
une nouvelle conception de l’argumentation comprise comme l’étude des
orientations sémantiques et des enchaînements d’énoncés qui “permet
d’étudier l’orientation argumentative des énoncés, les topoï qui assurent
implicitement leur enchaînement, les connecteurs qui autorisent en surface ces
enchaînements. On peut ainsi oeuvrer au niveau de la microanalyse”
16
.
Tant d’études ont été entreprises sur le terrain et plusieurs définitions ont été proposées
mais aucune n’est, cependant, universellement admise car l’usage du terme varie
largement selon les disciplines qui le sollicitent. Nous en citons ici, à titre d’exemple,
quelques-unes qui retiennent particulièrement notre attention :
2. Définitions
Le dictionnaire Le petit Robert :
“Argumentation (n.f) : 1. Action, art d’argumenter ; 2. Ensemble d’arguments tendant à
une même conclusion.”
17
.
Chaïm Perelman, inventeur de la “nouvelle rhétorique” :
“les techniques discursives permettant de provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits
aux thèses qu’on présente à leur assentiment”
18
Stephen Edelson Toulmin, sous l’angle de la conversation interactionnelle
“Une argumentation, c’est l’exposition d’une thèse controversée, examen de ses
conséquences, l’échange des preuves et des bonnes raisons qui la soutiennent, et une
clôture bien ou mal établie”
19

.
Anscombre & Ducrot, partisans de la pragmatico-sémantique :
“Un locuteur fait une argumentation lorsqu’il présente un énoncé E1 (ou un ensemble
d’énoncés) comme destiné à en faire admettre un autre (ou ensemble d’autres) E2. ”
20
J.B. Grize , au point de vue de la logique naturelle :
16
Ruth Amossy, Argumentation dans le discours, Nathan, 2000, p. 20.
17
Le Petit Robert 1, Dictionnaire, 1992, p. 99.
18
C. Plantin, Essai sur l’argumentation, Editions Kimé, 1990, p. 16
19
C. Plantin, Essai sur l’argumentation, Editions Kimé, 1990, p. 31.
20
Ruth Amossy, Argumentation dans le discours, Nathan, 2000, p. 18
19
“Argumenter dans l’acceptation courante, c’est fournir des arguments, donc des raisons, à
l’appui ou à l’encontre d’une thèse [ ] Mais il est aussi possible de concevoir
l’argumentation d’un point de vue plus large et de l’entendre comme une démarche qui
vise à intervenir sur l’opinion, l’attitude, voire le comportement de quelqu’un”
21
Et Christian Plantin, partisan de l’interaction argumentative :
“L’argumentation est ainsi une opération qui prend appui sur un énoncé assuré (accepté),
l’argument, pour atteindre un énoncé moins assuré (moins acceptable), la conclusion,
pour lui faire admettre une conclusion et l’inciter à adopter les comportements
adéquats.”
22
Quelle que soit la diversité des approches, l’argumentation comporte toujours des points
suivants :

- L’argumentation s’exprime en passant par le discours, à l’aide des moyens
linguistiques et des opérations logiques.
- Elle met en jeu des relations interpersonnelles.
- Elle mobilise des intentions, des stratégies, des procédés de persuasion.
- Elle se situe dans un contexte social, économique, politique, idéologique dont
les connaissances des interactants sont nécessaires à la réussite de leur
communication.
II. Les caractéristiques de l’argumentation
En quoi l’argumentation se diffère-t-elle des modes de raisonnement existants tels que la
démonstration et la déduction ? Répondre à cette question revient donc à dégager ses
propriétés essentielles.
1. La réfutation de l’argumentation
A la différence de la démonstration et la déduction, l’argumentation est toujours réfutable.
Premièrement, parce que le fait d’argumenter ne revient pas à démontrer la vérité de
l’assertion, ni à indiquer le caractère logiquement valide d’un raisonnement qui obéit aux
conditions de vérité. N’étant pas soumise à ces conditions, l’argumentation consiste tout
simplement à donner des raisons pour telle ou telle conclusion.
(1): Tous les métaux sont conductibles
Or, le fer est un métal. Il est donc conductible.
21
Ruth Amossy, Argumentation dans le discours, Nathan, 2000, p. 25
22
C. Plantin, L’argumentation, Edition du Seuil, 1996, p. 24.
20
(2) : La lune a son halo, il va donc pleuvoir.
On voit très bien que (1) est un syllogisme dont la conclusion résulte d’un raisonnement
logique, une déduction. La conclusion est nécessaire et obligatoire. Tandis que (2) porte
formellement le même type d’opération mais il ne s’agit pas d’une déduction logique,
seule la connaissance du monde permet de tirer la conclusion. Elle est alors simplement
argumentée. Elle n’est pas prouvée et peut fait l’objet d’une contestation éventuelle.

Deuxièmement, défendre une thèse consiste à trouver non seulement des arguments en sa
faveur mais encore des contre-arguments à l’encontre d’une thèse inverse. Cela implique
que la réfutation peut porter sur la conclusion ainsi que sur les arguments. À ce titre, J.
Moeschler a soulevé :
“Cette propriété qu’a l’argumentation d’être soumise à la réfutation me semble être une
de ses caractéristiques fondamentales et la distingue nettement de la démonstration ou de
la déduction, qui, à l’intérieur d’un système donné, se présentent comme irréfutables.”
23
2. L’intentionnalité de l’argumentation
Ce caractère intentionnel de l’argumentation se manifeste sous deux aspects différents :
d’une part, elle s’intègre dans l’acte d’argumentions même : un énoncé est destiné à servir
une conclusion. En d’autres termes, un énoncé est présenté intentionnellement comme
argument pour justifier une conclusion ; d’autre part, cette intention argumentative se
localise dans sa fonction même. Sa visée argumentative n’est pas formulée au même
moment de la parole mais préexiste, c’est-à-dire, avant la réalisation de l’acte
d’argumentation. Cette visée peut être matérialisée par des éléments sémantiques
contenus dans l’énoncé argumentatif, considérés comme susceptibles de faire admettre
une certaine conclusion. De ce fait, l’argumentation est proche de l’implicitation. Ainsi, si
A dit à B qu’il vient de construire un hôtel au bord de la mer, B ne va pas comprendre
qu’il s’agit simplement d’une information, mais une invitation ou une proposition :
– Je viens de construire un hôtel à Nha Trang.
(Conclusion implicite : Vas-y si tu passes tes vacances là-bas.)
A propos de cette propriété, C. Plantin a affirmé (cité par Amossy) :
“Toute parole est nécessairement argumentative. C’est un résultat concret de
l’énoncé en situation. Tout énoncé vise à agir sur son destinataire, sur autrui, et à
23
J. Moeschler, Argumentation et conversation, Hatier, 1985, p. 47
21
transformer son système de pensé. Tout énoncé oblige ou incite autrui à croire, à
voir, à faire, autrement.”

24
3. La conventionnalité de l’argumentation
Le caractère intentionnel de l’argumentation est étroitement lié à son caractère
conventionnel du fait que la visée argumentative se trouve exprimée par les marques
argumentatives, à savoir les marques axiologiques, les opérateurs et les connecteurs
argumentatifs.
Les marques axiologiques
Les marques axiologiques ne sont pas des morphèmes ayant la force argumentative mais
elles ont le contenu descriptif qui exerce la valeur argumentative. Elles permettent
d’orienter l’activité argumentative vers une conclusion positive ou négative d’une part et
de déterminer sa position dans les échelles argumentatives qualifiée comme plus ou
moins forte d’autre part. Ainsi, l’énoncé “X est très sympathique.” nous oriente vers une
conclusion positive portant sur la personne en question, et nous permet de situer la
qualité invoquée sur l’échelle de la sociabilité relativement haut, et constitue, de ce fait,
un argument très favorable en sa faveur.
Les opérateurs argumentatifs
Les opérateurs argumentatifs sont des morphèmes sémantiques qui relient deux entités
sémantiques à l’intérieur d’un même acte de langage. Ils transforment les potentialités
argumentatives d’un contenu.
“Un opérateur argumentatif limite donc les possibilités d’utilisation à des fins
argumentatives des énoncés qu’il modifie.”
25

Ce phénomène est d’ailleurs généralisé par O. Ducrot :
“Un morphème X est un opérateur argumentatif s’il y a au moins une phrase P
telle que l’introduction de X dans P produit une phrase P’, dont le potentiel
d’utilisation argumentative est différent de celui de P, cette différence ne pouvant
pas se déduire de la différence entre la valeur informative des énoncés de P et de
P’.”
26

24
Ruth Amossy, Argumentation dans le discours, Nathan, 2000, p. 25
25
J. Moeschler, Argumentation et conversation, Hatier, 1985, p. 47
26
O. Ducrot, “Opérateurs argumentatif et visée argumentative”, Cahier de linguistique française
N
0
5, 1983, p. 10.
22
Ainsi, dire que “Marie a presque 18 ans” exprime une position favorable à son
émancipation anticipée vis-à-vis de certains actes qui ne lui seraient reconnus, en
principe, qu’à partir de la majorité ; tandis que “ Marie a 18 ans ” serait allégué comme
argument soit pour la défendre contre certaines interdictions injustes à son encontre
(conclusion favorable), soit pour l’assigner comme responsable de ses actes personnels
(conclusion défavorable). On voit donc très bien que l’opérateur “presque” limite la
possibilité d’utilisation à des fins argumentatives de l’énoncé qu’il modifie.
Les connecteurs argumentatifs
Les connecteurs argumentatifs sont “des signes qui peuvent servir à relier deux ou
plusieurs énoncés, en assignant à chacun un rôle particulier dans une stratégie
argumentative unique”
27.
Autrement dit, ce sont des morphèmes qui articulent des énoncés
à valeur argumentative en donnant des indications sur leur statut d’argument ou de
conclusion. Comme les opérateurs, les connecteurs constituent une autre catégorie de
marques argumentatives ayant la fonction d’orientation argumentative. Ils sont de type
conjonction de coordination, de subordination, adverbe, locution adverbiale, etc. Ils se
distinguent selon différents critères :
- En fonction du nombre de constituants articulés par le connecteur, on distingue
les connecteurs-prédicats à deux places (CA(p, r)) des connecteurs-prédicats à trois places

(CA (p, q, r))
28
qui sont coorientés ou anti-orientés.
- Selon la fonction argumentative de l’énoncé, les connecteurs se divisent en
connecteurs introducteurs d’arguments et connecteurs introducteurs de conclusion.
Nous reproduisons ici le tableau de classification des connecteurs argumentatifs proposés
par J. Moeschler à titre récapitulatif
29
:
valence Prédicats
à 2 places
Prédicats à 3 places
27
O. Ducrot, “Opérateurs argumentatif et visée argumentative”, Cahier de linguistique française
N
0
5, 1983, p. 9.
28
J. Moeschler, Argumentation et Conversation, Hatier, 1985, p. 63
29
J. Moeschler, Argumentation et Conversation, Hatier, 1985, p. 64
23
Arguments coorientés Arguments
anti-orientés
introducteur
d’argument
Car, puisque,
parce que
D’ailleurs
même

mais
Introducteur
de conclusion
Donc, alors,
Par conséquent
décidément Quand même
Pourtant, finalement
Bien qu’à des niveaux différents, l’acte d’argumentation est un fait conventionnel qui est
marqué par des morphèmes dont la fonction principale est d’indiquer l’activité
argumentative.
4. L’institutionnalité de l’argumentation
Du point de vue institutionnel, cette caractéristique tient de la nature de l’acte
d’argumenter et celle des mécanismes rendant possible l’argumentation.
Réaliser un acte d’argumentation, c’est faire admettre une conclusion prétendue par le
locuteur. Cette intention doit être reconnue par son interlocuteur et lui impose l’obligation
de conclure dans le sens indiqué par l’acte. Mais comment le destinataire peut-il accéder à
cette conclusion prétendue et la tient comme admissible ? En effet, pour pouvoir saisir la
conclusion visée, le destinataire doit recourir soit aux moyens intradiscursifs, soit aux
moyens extradiscursifs. Les premiers résident dans le discours même et se manifestent
soit par le commentaire métadiscursif (des termes très souvent entendus chez les hommes
politiques : voici mon point de vue, voici des arguments, conclusions donc ), soit par
les marques argumentatives (axiologiques, connecteurs, opérateurs) qui ont pour
principale fonction d’orienter les énoncés argumentatifs et d’introduire les principes
d’accessibilité à la conclusion ; Les secondes comprennent les normes et les topoï
(topique, loi de passage, lieux communs) qui appartiennent à une communauté
linguistique déterminée dont font partie le locuteur et son allocutaire. Ce sont des indices
qui permettent de qualifier un énoncé comme argument ou comme conclusion.
Les normes
Les normes sont de types déontiques (morales) ou empiriques (expériences de tous les
jours).

Prenons deux exemples :
24
(1) - Elle a menti.
- Mais elle n’avait aucune obligation de dire la vérité.
Pour arriver à la conclusion : “elle n’a pas menti.”, le locuteur doit passer par une norme
déontique : “Mentir, c’est cacher une vérité que l’on doit manifester”.
(2) - Les libellules volent bas. Il va donc pleuvoir.
(Norme empirique : expérience vécue de tous les jours : quand les libellules volent bas, il
pleut.)
Les topoï
Les topoï sont des règles générales rendant possible l’argumentation. Ce terme de topos
est emprunté à Aristote mais a été modifié. Règles générales soient-ils, les topoï n’ont pas
de caractère obligatoire, par conséquent, ils se distinguent de la déduction naturelle et du
syllogisme dont la conclusion est obligatoire. Ils se caractérisent par trois propriétés
suivantes :
- Le topos est donné comme général
- Il appartient au sens commun (il est supposé communément admis)
- Il est de caractère graduel, c’est-à-dire censé être qualifié de plus ou de
moins.
Ces caractères font apparaître la possibilité de réfuter un topos car l’argumentation peut
toujours être contestée ou réfutée elle même. Ainsi, le topos est réfuté au moins de trois
façons. Tout d’abord, on peut déclarer le topos non pertinent et refuse son application.
Dans ce cas, la raison présentée est déclarée non suffisante. Deuxièmement, on reconnaît
la pertinence d’un topos mais refuse de l’appliquer soit en relativisant sa valeur, soit en
l’opposant à un topos inverse. Enfin, on accepte le topos mais la propriété de l’objet est
mise en question par l’interlocuteur et l’application du topos est refusée. Donc, pour
prévoir la réfutation d’un topos, on utilise “à moins que”. On revient alors au schéma
argumentatif minimal proposé par Toulmin, repris par Plantin :
Donnée Conclusion
Loi de passage À moins que

(Topoï, lieux communs)
25

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